Organisé par la jeune association Oralhistory.ch, le premier colloque national dédié à l’histoire orale s’est tenu à Berne le 25 novembre 2016. Le programme de cette journée, qui comprenait une quinzaine d’interventions de chercheurs suisses et anglo-saxons dans le domaine des sciences historiques, a permis de s’intéresser autant à la forme qu’au contenu de l’histoire orale : l’accessibilité des fonds oraux et leur mise en valeur, la question du rôle du témoin historique, sujet de l’histoire orale, mais aussi celui de la production de témoignages contemporains relatant des faits passés, ou encore les différents publics auxquels peut s’adresser une telle méthode historique.
En ouvrant le colloque, LYNN ABRAMS (Glasgow), spécialiste reconnue de l’histoire orale, interroge dans son intervention autant les aspects pratiques de la conduite des interviews que les modalités méthodologiques de l’histoire orale. La chercheuse part du principe que l’interviewé, témoin historique, doit pour l’exercice d’histoire orale remonter dans le passé en relatant des faits vécus issus de sa mémoire. Cette reconstruction personnelle de l’histoire, partagée, est influencée par les fluctuations de la réalité et par une interprétation subjective d’événements historiques. La composition personnelle d’une histoire vécue se (re)construit lors du présent de l’interview, créant un dialogue entre le vécu passé et le vécu présent raconté. La méthodologie de l’histoire orale devrait prendre en compte ces difficultés socio-psychologiques, tout en gardant en tête que l’interview déroulée est unique, et que le chercheur qui la conduit en est une partie prenante.
GREGOR SPUHLER (Zurich) aborde la question de l’archivage et la mise en valeur des documents issus de l’histoire orale. Ces documents posent problème, car ils ne sont pas spécifiquement définis comme tels et, par conséquent, leur recherche dans les inventaires d’archives peut s’avérer complexe. Une fois dépassée la question de la définition, les problématiques d’archivage et d’exploitation peuvent être abordées. Une contextualisation systématique des documents, audiovisuels ou écrits (la transcription par exemple), ainsi qu’une mise en lien avec d’autres sources relatives à l’interview aident à avoir une cohérence globale du fonds d’archives et favorisent une meilleure utilisation. Toutefois, les témoignages audio-visuels posent encore des difficultés, particulièrement à cause de la protection des données personnelles, mais aussi par le fait que les utilisateurs, scientifiques notamment, ont généralement peu d’expérience et de connaissances dans cette discipline, l’histoire orale n’étant pas encore totalement institutionnalisée dans les milieux académiques.
Suite à ces deux interventions, une table ronde entre HEIKE BAZAK (Köniz), ALEX MEJENSKI (Lausanne), YVES NIEDERHÄUSER (Berne) et FRANÇOIS VALLOTTON (Lausanne) a pour objet l’utilisation des médias numériques au sein de l’histoire orale. Le projet Plans-Fixes a été démarré en 1977 et plus de 300 témoignages filmés de personnalités romandes ont été réalisés depuis. Alex Menjenski présente les différentes technologiques utilisées, du tournage sur pellicule à la publication des films sur internet, tout en précisant les difficultés inhérentes à chaque média. Heike Bazak présente « Nous, les PTT », un projet des Archives des PTT qui propose de revivre interactivement l’histoire vécue par le personnel de l’entreprise fédérale de poste et de télécommunications. Le projet est destiné à plusieurs types de publics : les scientifiques, les actuels employés de La Poste et de Swisscom ainsi que le grand public. François Vallotton, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lausanne, replace chacun des projets dans le paysage de l’histoire orale en Suisse, et propose de distinguer trois phases. Dans les années 1980, l’histoire orale est militante, souhaitant mettre en avant, par une perspective positiviste, les minorités comme les femmes ou les ouvriers. Dans les années 1990, les projets qui voient le jour s’intéressent à donner une voix aux victimes, issus des guerres ou de phénomènes sociaux-politiques. Nombre d’entre eux ont pour thème la deuxième guerre mondiale, ceci notamment en lien avec la création de la Commission Bergier. La troisième génération des travaux d’histoire orale s’est développée au tournant du millénaire, mettant un plus fort accent sur un échantillon sociologique particulier, notamment celui du domaine professionnel. Dans cette phase plus récente, la prise en compte du grand public comme cible des projets induit une systématisation des méthodes de l’histoire orale, une articulation avec des programmes de médiatisation plus importants ainsi que la nécessité de pérenniser tant les données brutes (audiovisuelles, écrites) que les vitrines numériques des projets. Yves Niderhäuser présente brièvement Memoriav, une association de conseil, soutien et formation concernant la conservation, la valorisation et la diffusion du patrimoine audiovisuel suisse. Il pointe du doigt le manque de connaissances actuelles quant à la conservation et à l’utilisation du matériel audiovisuel, qui, avec l’histoire orale, peut prendre une ampleur très importante, autant en masse de données qu’en coûts d’exploitation. Selon lui, la collaboration entre les institutions est primordiale pour créer un réseau de conservation de l’histoire orale et une exploitation valorisée. Actuellement, le manque d’homogénéité des fonds et des standards de conservation digitale de longue durée conduit à analyser chaque projet séparément. De même, l’hétérogénéité et la complexité des sources issues des projets d’histoire orale n’incitent pas les chercheurs à se précipiter sur ces fonds d’archives ; ce patrimoine audiovisuel reste toutefois important pour l’avenir. Bien que la recherche historique reste principalement basée sur l’analyse de documents écrits, le potentiel pédagogique des fonds d’histoire orale commence à être pris en compte, à différentes échelles, selon les espaces géographiques.
Suite à la table ronde, CAROLINE RUSTERHOLZ (Londres) présente sa thèse sur les modes de planification familiale de la génération du « Baby Boom », dans le cadre de laquelle une partie de son analyse s’est appuyée sur des témoignages oraux de parents. Selon l’auteur, la méthode d’histoire orale fait sens pour l’étude de cette transition démographique peu documentée, car elle permet une approche heuristique des mécanismes de contrôle des naissances, des contraintes et des opportunités qui y sont liées. Aborder oralement le thème de la sexualité et des « débuts matrimoniaux » n’est pas forcément chose simple, mais l’interview passant, les langues se délient et la parole se libère. Riches en surprises, mais surtout en faits et gestes primordiaux pour la compréhension de ces années qui ont vu une baisse des taux de natalité, les interviews accordent une grande place aux voix « des petites gens », autrement peu documentées.
D’une manière provocatrice, CORINNE RUFLI (Zurich) aborde une thématique longtemps taboue, celle des grands-mères lesbiennes. Dans le cadre de son mémoire de master, à défaut d’études déjà présentes à ce sujet, elle a fait recours à l’histoire orale, produisant ainsi elle-même ses sources. Outre les témoignages recueillis, cette méthode a permis la création d’une community de femmes retraitées lesbiennes. Ce réseau a stimulé un vigoureux échange entre les sujets de l’histoire orale et les intéressés, par différents médias mais également grâce aux rencontres : peindre son histoire personnelle oralement contribue non seulement au pôle quasi-inexistant de la recherche dans ce domaine, mais représente également une reconnaissance pour les témoins historiques, leur permettant de donner leur voix, jusqu’ici peu entendue.
SANDRA PENIC (Lausanne) expose le projet international Mémoires Plurielles qui collecte des témoignages de personnes vivant dans des sociétés déchirées par des conflits. L’utilisation de l’histoire orale permet de sauvegarder les mémoires affectées et vise à renforcer la résistance des communautés touchées face à l’exploitation des traumatismes du passé par les bellicistes du futur. L’interview permet la création d’un espace social privilégié et sécurisé. La méthode adoptée s’axe sur une recherche des témoins, la conduite d’une interview, la production d’un témoignage puis l’élaboration d’archives locales, intégrant documents audiovisuels, notes de terrain et données de sondage, dans le but de faciliter la recherche.
L’histoire orale n’est pas utilisée uniquement dans le domaine de la recherche, mais également dans les institutions patrimoniales. JACQUELINE STRAUSS (Berne), directrice du Musée de la communication de Berne, met en avant le fait que les objets conservés au sein de l’institution peuvent être mieux appréhendés par les visiteurs grâce à des témoignages issus de l’histoire orale. Le musée n’est pas uniquement un lieu de sauvegarde matérielle, mais aussi un espace de médiation et d’exposition d’objets racontant des histoires. Les visiteurs du musée se sentent d’avantage concernés et sont appelés à interagir avec les objets lorsque des histoires leurs sont racontées. Un téléphone prend vie lorsqu’il est remis dans son cadre historique, celui du déroulement d’une conversation téléphonique par exemple.
L’aspect pédagogique de l’histoire orale est abordé par MARC-ANTOINE SCHÜPFER (Genève) qui présente un projet réalisé avec des élèves dans un cadre scolaire. Une telle approche permet d’atteindre de multiples objectifs, tant au niveau du contenu (sauvegarde de mémoires) que de la forme (élèves qui réalisent des entretiens et montent un projet audiovisuel). L’histoire orale rend l’histoire plus accessible pour les élèves qui se voient placés dans une position de responsabilité : ils organisent et conduisent les interviews. L’histoire orale à l’école est une manière dynamique et transdisciplinaire de construire des ponts entre les générations et de sauvegarder la mémoire de passés personnels.
MARKUS FURRER (Lucerne) aborde dans son intervention certains aspects théoriques de l’histoire orale. La place du témoin, selon lui, détient une position de plus en plus importante dans les pratiques socio-culturelles : les histoires personnelles possèdent une valeur différente des documents écrits, et permettent de les compléter ou de raconter une histoire différente. La recherche de cette authenticité (vécue) est notamment un aspect non négligeable de l’intérêt croissant pour l’histoire orale. La production d’histoires orales, croissante depuis les années 1980, miroite avec la société de consommation : le témoin historique joue lui-même un rôle de production, à savoir la production contemporaine d’expériences vécues. La démystification du témoin comme acteur de l’histoire ainsi que le désenchantement de ses propos doivent sous-tendre à l’interprétation contemporaine de son rôle historique.
Raconter une histoire, (re)produire un contenu du passé et créer de nouvelles sources historiques par le biais d’interviews, tels sont certains des enjeux de l’histoire orale discutés lors de ce premier colloque national. Au nom des organisateurs, NADINE FINK (Lausanne) et DOMINIK SCHNETZER (Zurich) ont conclu cette journée en soulignant le rôle du présent colloque tout comme celui de la plateforme www.oralhistory.ch : stimuler le travail autour de l’histoire orale en donnant à voir ce qui existe et favoriser les collaborations et potentiels partenariats entre institutions, journalistes, enseignants, chercheurs et archivistes.
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Aperçu de la manifestation
Mot de bienvenue, Einführung : Dominik Schnetzer (Zurich) et Marc-Antoine Schüpfer (Genève)
Lynn Abrams (Glasgow) : Memory as the source and subject of study in oral histories of postwar lives
Gregor Spuhler (Zurich) : Sollen Zeitzeugeninterviews archiviert werden? Überlegungen zur Erhaltung und Nutzung von Dokumenten der Oral History
Heike Bazak (Köniz), Alex Mejenski (Lausanne), Yves Niederhäuser (Berne), François Vallotton (Lausanne) : Oral History and Digital Media: Challenges and Opportunities. Modération : Enrico Natale (Berne)
Caroline Rusterholz (Londres) : Models of parenthood and family formation in Switzerland: new perspectives from oral history (1955–1970)
Corinne Rufli (Zurich) : Was? Die Grossmütter-Generation war auch lesbisch? Von der Oral-History-Studie zu einem erfolgreichen Buch mit Geschichten von frauenliebenden Frauen über siebzig
Sandra Penic (Lausanne) : Documenting diversity through oral history in the Pluralistic memories project
Lynn Abrams (Glasgow) : Kommentar / Commentaire
Jacqueline Strauss (Berne) : Das Museum als OASE – Oral History beim Ausstellen, Sammeln und Einbinden des Publikums
Marc-Antoine Schüpfer (Genève) : L’histoire orale à l’école
Markus Furrer (Lucerne) : Der moderne Zeitzeuge und seine Doppelrolle als «Histotainment»-Figur und Forschungsobjekt der Oral History – ein Dilemma für den Geschichtsunterricht?
Schlusswort der Tagung / Conclusion de la journée : Nadine Fink (Lausanne) et Dominik Schnetzer (Zurich)