Organisateur: Martine Ostorero
Participants: Kathrin Utz Tremp, Sylvain Parent, Georg Modestin
Ce panel, organisé par MARTINE OSTORERO, avait pour objectif d’esquisser une histoire des résistances à l’Inquisition à la fin du Moyen Age. La question centrale était de savoir dans quelle mesure, comment et pourquoi les autorités locales opposent des résistances au pouvoir inquisitorial, soit en se substituant aux Inquisiteurs nommés, soit en empêchant tout simplement toute action répressive [1]. Cela peut aller dans certains cas à la mobilisation de la population face à l’action inquisitoriale, voire dans les cas les plus exceptionnels à l’assassinat de l’Inquisiteur [2]. En fait, la présence et l’activité d’un Inquisiteur dans une région ou à un moment particulier est le fruit de tractations plus ou moins réussies avec les autorités et les instances judiciaires en place [3]. Cependant, la majorité des historiens qui s’intéressent aux questions liées à la répression des hérésies ou de la sorcellerie s’appuient en premier lieu sur la documentation judiciaire (enquêtes, actes d’accusation, procès-verbaux des interrogatoires, dépositions des témoins, sentences de condamnation), signe de l’efficacité de la justice d’Inquisition (justice d’exception) qui déroge, supplée à la justice ordinaire. Mais tous ces documents représentent finalement la trace de ce qui a fonctionné, à savoir les procédures qui ont été ouvertes et qui ont abouti. Il est important dans ce contexte de prendre garde à l’illusion documentaire.
Pour saisir les résistances à l’Inquisition et les espaces de contestations, l’historien doit ainsi prêter l’attention à d’autres documents que les procédures judiciaires : lettres de protestation, tractations avant l’instauration du procès, documents comptables, chroniques, etc. Autant de sources utilisées par les intervenants de ce panel autour de cas concrets qui s’installent dans le temps long de l’office de l’Inquisition (XIIIe-XVe siècles).
Dans un premier temps, KATHRIN UTZ TREMP insiste sur le fait que les résistances à l’Inquisition ne datent pas seulement du XVe siècle (premières chasses aux sorcières) mais de 1230, à savoir dès la mise en place de cette institution. Les premières protestations sont particulièrement virulentes dans le midi de la France et en Allemagne, tout simplement car les pouvoirs locaux ne comprennent ni n’acceptent la manière par laquelle procède l’Inquisition. À ce propos, il est judicieux de s’intéresser aux différents rythmes de la répression et de la résistance dans différents lieux géographiques. Pour les débuts de l’Inquisition, il existe une source primordiale, la Chronique du dominicain Guillaume Pellisson [4]. L’acceptation du rôle des Inquisiteurs par les pouvoirs locaux dépend très souvent de l’évêque : il y aura ainsi beaucoup moins de résistances si ce dernier est lui-même dominicain ! Dans le Comté de Toulouse, a contrario, ceux qui dénoncent les hérétiques dans la première moitié du XIIIe siècle sont assassinés ; à Avignonet, deux Inquisiteurs sont également assassinés à coups de hache en 1242. De même, en Allemagne, où Conrad de Marburg [5], nommé Inquisiteur en 1231, applique durant deux années un véritable régime de terreur qui occasionne, de fait, de nombreuses résistances, jusqu’au roi Henri VII et aux archevêques de Mayence et de Trèves. Conrad est finalement assassiné avec deux de ses compagnons en 1233 et il n’y aura plus, dès ce moment, de régime permanent d’Inquisition en Allemagne, contrairement à la France, à l’Autriche, à la Bohême ou encore à la Suisse romande [6]. Au XIVe siècle, se développent ces Inquisitions permanentes sous la houlette des dominicains et des franciscains, plutôt dans les pays romands que germaniques : cela provoque un nouvel afflux de résistances, les populations et les pouvoirs locaux se rendant compte qu’ils ne pourront jamais plus se débarrasser de cette institution [7].
Dans la deuxième moitié du XIVe siècle, nous trouvons en Allemagne des Inquisiteurs itinérants, ni dominicains, ni franciscains, qui engendrent des persécutions un peu partout contre les vaudois, persécutions admises par les évêques locaux. Une de ces dernières vagues se situe à Fribourg entre 1399 et 1430 : un dominicain de la ville de Lausanne est dépêché sur place mais il n’obtient aucun soutien de la part des autorités fribourgeoises et doit finalement procéder à un acquittement généralisé des accusés en 1399 ; par contre, en 1430, un deuxième procès aboutit à un bûché et des condamnations à la prison perpétuelle, surtout pour des femmes : notons que durant les interrogatoires, a lieu clairement un glissement de l’accusation d’hérésie vers celle de sorcellerie. La présence d’une Inquisition permanente en Suisse romande facilitera ainsi la mise en place des procès de sorcellerie qui débuteront à Lausanne en 1438 et dureront jusqu’à la fin du XVe siècle.
SYLVAIN PARENT s’intéresse pour sa part aux tensions existant autour de l’exercice de la justice inquisitoriale en Italie au XIVe siècle [8]. Dans la plupart des cas, l’argent est au cœur de ces affaires et les critiques qui apparaissent au cours de ces affaires émanent non seulement des justiciables eux-mêmes (qui peuvent s’estimer lésés, spoliés par les Inquisiteurs), mais aussi des autorités ecclésiastiques (qui estiment qu’elles n’ont parfois pas reçu les sommes qui leur étaient dévolues). Il est important de souligner que l’accusation d’hérésie est une accusation à géométrie variable et en perpétuelle extensions entre le XIIIe et le XVe siècle, finissant par englober des domaines aussi variés que le blasphème, la pratique de l’usure [9] ou les pratiques magiques [10]. Certains Inquisiteurs mettent ainsi à profit l’évolution du droit concernant le périmètre de l’hérésie pour s’enrichir de manière substantielle.
L’Italie représente pour cela un terrain tout à fait intéressant de par l’existence de nombreux documents se trouvant dans les archives vaticanes et les fonds communaux. Afin de comprendre la nature et la motivation des nombreuses enquêtes touchant les Inquisiteurs dans les premières décennies du XIVe siècle, il est primordial de souligner l’importance de la vérification de leur comptabilité : dès le début de leur activité, les Inquisiteurs ont en effet tenu des cahiers de comptes précis dans lesquels étaient normalement inscrits toutes les sommes perçues auprès des condamnés, ainsi que les frais d’intendance, de gestion, de logistique des tribunaux (rémunération des collaborateurs des Inquisiteurs, etc.) : le but de la vérification des comptes des Inquisiteurs sera donc de mettre à jour d’éventuelles malversations. Il ne reste malheureusement que des bribes de cette masse documentaire [11].
De nombreuses résistances vont trouver leur origine dans la confiscation et la gestion des biens confisqués aux hérétiques d’une part, à la répartition des profits entre l’Inquisiteur, la commune et la Papauté d’autre part [12]. Selon les historiens, entre 40 et 50 Inquisiteurs auraient été soumis à des enquêtes pour ce type de malversations dans l’Italie du XIVe siècle. En 1302, par exemple, une plainte conjointe de l’Évêque de Padoue et de la commune démarre contre l’Inquisiteur de Vénétie car les plaignants n’ont pas reçu les sommes attendues. Nombres d’Inquisiteurs utilisent également des méthodes peu recommandables : certains inventent des procès, d’autres forcent de pauvres malheureux à commettre un délit puis le poursuivent pour ce même délit [13]. Même si tout cela n’empêche pas les Inquisiteurs coupables de fraudes soit de rester en place, soit d’être nommés évêques dans une autre juridiction [14], cette étude témoigne de la suspicion constante des autorités ecclésiastiques vis-à-vis de leurs juges et de la crispation existant autour des questions financières.
Dans la dernière intervention du panel, GEORG MODESTIN s’intéresse au cas de Gilles Meursault, brûlé pour hérésie dans la ville de Tournai en 1423 et pour cela, s’appuie sur un article du médiéviste australien Thomas A. Fudge [15] qui, à plusieurs occasions, aborde le thème de la résistance à l’Inquisition et qui, d’après lui, serait due à un non-respect des coutumes locales [16].
En 1423, la ville de Tournai est inondée de plus de 80 tracts contenant une exposition et une apologie des quatre articles de Prague datant de juillet 1420 [17]. En l’espace de quelques jours, l’auteur est appréhendé et emprisonné : il s’agit de Gilles Meursault, qui avait déjà publié à la fin de l’année 1420 un manifeste incendiaire. Dans la nuit du 7 au 8 juin 1423, a lieu une insurrection générale des corps de métiers qui obtiennent une augmentation de leurs droits sur la cité ; un de leurs leaders, un certain Jacquemard de Blaries, en faisant pression sur l’évêque, réussit à faire libérer le détenu. Quelques heures plus tard, Meursault est néanmoins de nouveau arrêté par le magistrat, transféré dans la prison épiscopale mais cette fois-ci en compagnie de Blaries et sous les protestations du peuple. Le 23 juillet 1423, Meursault est brûlé publiquement et Blaries banni de la ville.
Georg Modestin se demande pourquoi les corporations ont bien voulu libérer Meursault ? D’après Fudge, il existerait une parenté idéologique entre le hussite Meursault et les corporations insurgées. Il faut rappeler à ce propos qu’en 1423, la ville de Tournai est dans une situation délicate due en grande partie à la Guerre de cent ans : possession du roi de France, elle se trouve enclavée entre le Comté de Flandres et le Comté de Hainaut (affiliés plus ou moins directement à la maison de Bourgogne). La même année, Charles VII demande aux tournaisiens une avance de 30.000 à 50.000 livres tournois pour financer la guerre, tandis que la ville est sous la convoitise des Ducs de Bourgogne ; Tournai se voit obligé de signer avec ces derniers toute une série de traités commerciaux et de bon voisinage qui lui assurent, certes, une grande tranquillité commerciale mais qui lui coûtent une fortune. C’est dans ce contexte tendu qu’éclatent les émeutes de juin 1423 [18] et la libération de Meursault, retenu dans la prison épiscopale depuis mars.
Pour comprendre les enjeux qui se cachent derrière la libération et le nouvel emprisonnement de Meursault, nous devons faire appel à une chronique anonyme de Tournai qui relate les troubles survenus dans la ville entre 1422 et 1430. G. Modestin insiste sur le fait que d’après cette chronique, il y aurait deux personnes appelées Blaries [19] d’où la difficulté de saisir l’exactitude des faits. G. Modestin contredit pour sa part les conclusions de Fudge car il semblerait que les corps de métiers désiraient avant tout que justice soit faite et qu’il serait donc incompréhensible qu’un de leur leader ait pu faire libérer Meursault. D’ailleurs, dès le lendemain, l’évêque entama une procession de paix et le pape Martin V se félicita très vite de l’exécution de Meursault, ayant lui-même lancé dès 1420 un appel à la lutte contre les schismatiques hussites.
En conclusion, M. Osterero insiste sur l’intérêt de travailler sur un temps long (XIVe-XVe siècles) pour définir dans un premier temps et comprendre dans un second temps les enjeux des résistances à l’Inquisition à la fin du Moyen Age.
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[1] C’est le cas à la fin du XVe siècle d’Heinrich Institoris, un des célèbres auteurs du Malleus maleficarium, nommé Inquisiteur et qui fait face à l’évêque d’Insbruck.
[2] Nous pensons à Pierre de Vérone ou encore Conrad de Marburg (voir ci-dessous).
[3] Rappelons à ce sujet que l’Inquisiteur est un juge extraordinaire délégué par la Papauté ; il ne peut cependant agir qu’avec l’accord et le soutien de la justice ordinaire épiscopale et des Seigneurs locaux.
[4] Éditée par Jean DUVERNOY, Chronique de Guillaume Pellisson, suivie du récit des troubles d’Albi, Paris, CNRS Éditions, 2 vol., 1994.
[5] Qui n’est pas dominicain mais appartient très certainement au clergé séculier.
[6] Ceci aura de nombreuses conséquences sur la mise en place de la chasse aux sorcières qui démarrera à la fin du Moyen Age dans cette région.
[7] C’est le cas dans le Piémont dès 1335 : l’Inquisition disposait durant le XIVe siècle d’archives permettant de prouver qu’un hérétique avait déjà eu affaire à la justice inquisitoire ; tout récidiviste était de fait brûlé ; la permanence de l’Inquisition augmente les résistances (la plupart du temps brisées par la torture) qui ne viennent pas seulement de la population mais aussi du bras séculier (Comtes de Savoie). Les deux types de résistances se stimulent d’ailleurs réciproquement.
[8] D’après l’historien Lorenzo Paolini, les Inquisiteurs auraient à cette époque subi une véritable opération « mains propres ».
[9] Punie dès le début du XIVe siècle et le Concile de Vienne.
[10] Punie dès le début du XIVe siècle et le Concile de Vienne.
[11] Pour l’Italie, les livres de comptes des Inquisiteurs les plus récents datent de la fin du XIIIe siècle.
[12] D’après la bulle ad extirpanda de 1252, un tiers des biens des hérétiques revient de droit à la commune de la cité ou du lieu, un deuxième tiers est au bénéfice des officiers ayant mené à bien l’affaire, tandis que le dernier tiers revient à l’Eglise pour la lutte contre les hérésies.
[13] Cas d’un Inquisiteur qui plaide que l’usure n’est pas un péché alors que le Concile de Vienne l’interdit depuis 1311.
[14] Rares sont les Inquisiteurs réellement sanctionnés soit d’amendes, soit d’excommunication dans les cas les plus graves.
[15] Thomas A. FUDGE, « Heresy and the question of Hussites in the Southern Netherlands (1411-1431) », in Campin in context : peinture et société dans la vallée de l’Escaut de Robert Campin 1375-1445, Éditions universitaires de Valenciennes, 2007, pp. 73-88.
[16] Il est intéressant de noter à ce propos que le même reproche est fait à Benoît de Montferrand à Lausanne à la même époque (autre terrain d’étude de Georg Modestin).
[17] Georg Modestin précise qu’il résume dans ce paragraphe la vision de Fudge sur les événements.
[18] Il existe également des tensions au sein de la ville entre le « petit peuple », plutôt pro-français et le patriciat, plutôt pro-bourguignon.
[19] Blaries, fils d’un tailleur et Blaries-Parmentier, le premier n’étant autre que le Jacquemard de Blaries dont parle Fudge dans son article. G. Modestin souligne à ce propos que la chronique précise que le meneur des émeutes est en fait Blaries-Parmentier.
Aperçu du panel
TREMP Kathrin Utz, Résistance(s) des hérétiques.
PARENT Sylvain, Juger l’inquisiteur. Autour de quelques affaires italiennes au XIVe siècle.
MODESTIN Georg , Résistances communales à l’inquisition.