Responsabilité: Alexandre Elsig et Tiphaine Robert (Panel I) / Alexandre Elsig et Sabine Pitteloud (Panel II)
Intervenantes et intervenants: Nicolas Chachereau, Alexandre Elsig, Irene Pallua (Panel I) / Claudia Aufdermauer, Sabine Pitteloud, Tiphaine Robert (Panel II)
Commentaire: Naomi Oreskes (Panel I) / Ueli Haefeli (Panel II)
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Sujet omniprésent à l’heure actuelle dans la sphère publique et médiatique, la pollution de l’environnement par les activités humaines est pourtant déjà thématisée et débattue au 19e siècle. Ce double panel offre l’opportunité de découvrir cette histoire encore peu étudiée par les chercheurs et chercheuses dans le contexte helvétique. À partir de cas d’étude, les intervenantes et intervenants examinent les débats, controverses et discours autour des pollutions en Suisse à l’âge industriel et questionnent la régulation de celles-ci (ou son absence).
Le panel a pour objectif d’ouvrir « des pistes pour comprendre l’inertie législative constatée »1, c’est-à-dire pourquoi la régulation intervient presque invariablement après que des effets délétères, voire graves, sur la santé humaine et l’environnement aient été constatés. S’écartant du discours dominant qui absout cet état de fait en l’attribuant à une « fatalité du progrès » corrigeant ses erreurs au fur et à mesure, les différentes interventions décortiquent les pratiques des acteurs et actrices intervenant dans les débats autour des pollutions. Ce faisant, elles montrent les mécanismes favorisant ou au contraire freinant les régulations, sans sacrifier à la mise en exergue des spécificités locales, des tensions et des conflits en jeu.
La première présentation, d’IRENE PALLUA (Innsbruck), témoigne ainsi de l’existence de controverses précoces autour de la pollution liée au chauffage. À partir de trois cas d’étude au 20e siècle (1929/30, années 1960-1970 et années 1990), elle montre que le chauffage au mazout ou à d’autres combustibles déclenche des polémiques et fait l’objet de résistances. Un projet de réseau de distribution générale de chauffage au mazout dans la commune de St-Moritz (GR) échoue en 1929/30 : les autorités s’y opposent en raison des effets négatifs de ce type de chauffage, clairement visibles – et contestés – par la population locale (neige « noire », fumée et mauvaise odeur). Elles n’interviennent cependant pas au plan de la régulation, les chauffages privés restant autorisés.
Il faut attendre la fin des années 1960 pour voir la mise en place de règles, notamment une obligation fédérale de contrôle des installations afin de repérer d’éventuelles fuites. Pallua montre que l’industrie anticipe en partie cette régulation et s’adapte avant que celle-ci n’entre en vigueur, par exemple en réduisant d’elle-même la teneur en sulfure dans le combustible de chauffage. Elle expose également le rôle ambivalent des médias dans les controverses, à partir d’un troisième cas d’étude portant sur la question de savoir qui du bois ou du mazout est préférable au niveau environnemental. Une étude publiée en 1990 par l’Office fédéral de l’environnement, des forêts et du paysage (OFEFP, aujourd’hui Office fédéral de l’environnement OFEV) est ainsi diversement interprétée selon les acteurs, qui cherchent à promouvoir l’un au détriment de l’autre par l’intermédiaire des médias.
La présentation d’ALEXANDRE ELSIG (Lausanne) s’intéresse ensuite à la pollution au fluor dans l’industrie de l’aluminium à Chippis (VS). Résultant de l’électrolyse de l’aluminium et de cryolite, le fluor en sort sous forme de gaz et de poussière et provoque de multiples pollutions (air, eau, sol), qui affectent les plantes, les animaux et le corps humain. À Chippis, la pollution au fluor commence dès le début de la production d’aluminium, en 1908. Elsig montre pourquoi cette pollution ne fait l’objet d’aucune régulation avant 1978, c’est-à-dire pourquoi elle est tolérée malgré des dégâts manifestes (arbres morts, bétail et ouvriers de l’usine malades, entre autres).
Il s’agit bien de tolérance, et non d’une ignorance sur la pollution et ses effets. Le chercheur montre en effet comment cette industrie cherche à limiter toute régulation en dépit d’études documentant les atteintes sur l’environnement, les animaux et les ouvriers. D’abord, des stratégies sont mises en place pour rendre la pollution acceptable, comme le versement d’indemnités ou le rachat des terres agricoles les plus exposées. Ces stratégies s’accompagnent d’un discours promouvant les bienfaits économiques de l’industrialisation dans cette région pauvre des Alpes. Mais la clé pour comprendre la minoration du problème de la pollution est à rechercher, d’après l’historien, dans les entraves exercées envers l’expertise scientifique et technique autour de cette pollution. En particulier, les entreprises concernées contestent systématiquement les liens de cause à effet et les méthodes de diagnostic des expertises. La minoration du problème est également favorisée par le fait que sa gestion reste confinée à un cercle étroit mêlant quelques rares experts, l’État, l’assurance nationale pour les accidents et les entreprises de l’industrie de l’aluminium, ainsi que par l’idée répandue que de faibles doses de fluor ne provoqueraient pas de dommage.
Les différents niveaux de décision et cercles d’influence constituent également un point crucial de la présentation de NICOLAS CHACHEREAU (Lausanne). Son exposé se concentre sur les réactions des autorités à un projet d’infrastructure pétrolière, dans le contexte du fédéralisme suisse. Ouverte en 1963, la raffinerie de Collombey (VS) provoque des controverses dès sa planification, spécialement en raison des risques de pollution. Des craintes s’expriment dans la population locale, dans le secteur du tourisme, parmi les vignerons et les cultivateurs de tabac ainsi que chez certains médecins. Chachereau s’intéresse aux réactions des autorités face à ce projet et les facteurs influençant leurs décisions.
Les cantons y sont favorables, notamment en raison des revenus fiscaux attendus et du fait que l’industrialisation constitue un objectif explicite de leur politique économique. Ils tendent également à souscrire au discours de l’industrie qui assure qu’elle mettra en œuvre des mesures de protection environnementale et créera de nombreux emplois. Ce faisant, ils tiennent à l’écart leurs services de santé publique des prises de décision et rechignent à leur transmettre certaines informations. De son côté, la Confédération est plus regardante et participe à imposer des critères plus stricts en matière de protection contre les pollutions, non pas pour des raisons sanitaires, mais sous la pression de certaines entreprises qui craignent de perdre des parts de marché du fait de l’ouverture de la raffinerie. Au contraire de ce qui pourrait être attendu, l’opposition vient moins des autres entreprises pétrolières que des entreprises de transport, en particulier les compagnies maritimes du Rhin et l’entreprise ferroviaire Bern-Lötschberg-Simplon (BLS). Chachereau montre toutefois que cette pression n’est pas toute-puissante et que les autorités fédérales ne constituent pas un monolithe.
Dans son commentaire, NAOMI ORESKES (Cambridge USA) relève l’histoire finalement récente de la dépendance aux énergies fossiles. Elle se félicite que des historiens et des historiennes s’intéressent dorénavant au rôle de l’industrie dans l’histoire de l’environnement. Les présentations montrent deux points essentiels : d’une part, la question de la connaissance et de sa production, et d’autre part le rôle important des infrastructures physiques dans l’histoire des pollutions.
Dans la présentation introductive de la partie II du panel, CLAUDIA AUFDERMAUER (Aarau) s’intéresse à plusieurs substances polluantes, dont le phosphore jaune et l’arsenic. L’histoire de l’utilisation du premier dans l’industrie des allumettes est faite d’allers-retours entre autorisation et interdiction. Employé dès le 19e siècle pour enrober la tête des allumettes, le phosphore jaune est très toxique : il provoque une nécrose des gencives et des dents, et peut mener au décès. Il est interdit une première fois dans le cadre de la loi sur les fabriques de 1877 (entrée en vigueur en 1878), qui prévoit également des inspections dans les usines. Les inspecteurs fédéraux chargés de la surveillance des fabriques d’allumettes jugent néanmoins difficile de rendre la production plus sûre. Trois ans plus tard, en 1881, l’interdiction du phosphore est levée, alors qu’au même moment les rapports d’inspection des fabriques zurichoises font état d’un quart des ouvriers atteints de nécroses graves dues au phosphore. Il faut ensuite attendre 1898 pour que la substance soit à nouveau interdite en Suisse, puis en 1906 au niveau international.
L’arsenic quant à lui est utilisé dans les teintureries, et cela bien que sa dangerosité soit connue depuis longtemps. Aufdermauer expose le cas de la région de Bâle. Les rejets des teintureries sont déversés dans le Rhin et pénètrent les nappes phréatiques, contaminant l’eau. Ce cas est révélateur des limites d’une régulation locale, en raison de la diffusion géographique des pollutions. Ainsi, la prohibition de l’arsenic dans les teintureries décidée par le canton de Bâle-Ville n’empêche pas celui-ci de recevoir des eaux du Rhin polluées, le canton voisin de Bâle-Campagne, en amont du fleuve, continuant de permettre à ses teintureries d’utiliser l’arsenic. La régulation locale est d’autant moins efficace qu’à ce moment-là, aucune réglementation nationale n’existe.
TIPHAINE ROBERT (Lyon) de son côté se penche sur l’histoire de la régulation du plomb tétraéthyle (PTE) dans l’essence. Inventé aux États-Unis en 1921, le PTE adjoint à l’essence permet de limiter le bruit du moteur et d’augmenter sa puissance. Cette substance est très toxique, par contact direct ou par inhalation lorsqu’elle est brûlée. Ses nuisances sont visibles et connues dès le début de son utilisation dans les années 1920. Exception mondiale : sur recommandation d’un médecin, la Suisse interdit son utilisation en 1925. Le PTE est toutefois autorisé à nouveau dès 1947.
Robert s’intéresse à ce double mouvement (interdiction/autorisation), et en particulier aux conditions qui sous-tendent l’acceptation du PTE et de ses effets polluants sur l’environnement et la santé humaine, c’est-à-dire pourquoi le problème n’émerge pas comme un problème public. Son analyse la mène à identifier la « fabrique de l’ignorance »2 comme la raison principale permettant de comprendre cette acceptation. Elle souligne notamment que la commission fédérale chargée de suivre les effets de la levée de l’interdiction du PTE est influencée par des études financées par l’industrie pétrochimique aux États-Unis, qui nient ses impacts négatifs. La commission constitue également un instrument d’absorption des critiques, en intégrant des médecins d’abord sceptiques, puis qui endossent ce discours de minimisation, tout en marginalisant d’autres voix critiques. Un instrument supplémentaire favorisant l’acceptation de la pollution au PTE est l’introduction de valeurs limites. L’existence de ces valeurs n’empêchent pas la pollution, mais fixent un seuil de tolérance restreignant les velléités d’une régulation plus stricte.
Enfin, SABINE PITTELOUD (Harvard/Genève) s’intéresse à la régulation des émissions automobiles en Suisse et en Suède dans les années 1970 et 1980. Dans sa présentation, elle approfondit l’étude de la production de l’expertise sur les émissions automobiles dans les deux pays, ainsi que l’examen de la coopération et des transferts de savoirs entre eux. Considérée comme un construit et le résultat de relations de pouvoir, l’expertise délimite le champ des possibles en termes de solutions techniques et de normes applicables.
Un premier mouvement de régulation des émissions automobiles en Europe occidentale se développe à partir du début des années 1960, sous l’égide de l’United Nations Economic Commission for Europe (UNECE). Au niveau national, la Suisse institue une Commission pour l’hygiène de l’air en 1961 et la Suède développe un équivalent en 1965. Dans les années 1970 et 1980, la Suède investit des ressources importantes pour produire des expertises indépendantes, afin de faire face à la pression de son industrie automobile et d’assurer une mise en œuvre conforme aux réglementations. Sa gouvernance centralisée laisse peu d’opportunités d’influence aux groupes d’intérêt non gouvernementaux. Au contraire, et bien qu’elle n’abrite pas de constructeur automobile, la Suisse est fortement exposée aux groupes d’intérêt. Pitteloud souligne également les tensions à l’intérieur même de l’État fédéral : l’Office fédéral de l’environnement (créé en 1971), militant pour une régulation plus stricte des émissions polluantes, s’affronte ainsi avec la Division du commerce du Département fédéral de l’Economie, de la Formation et de la Recherche, liée de près aux organisations économiques et qui défend par-dessus tout le libre marché. Ainsi, bien que les deux pays partagent des caractéristiques institutionnelles (en particulier un fonctionnement néo-corporatiste caractérisé par des contacts fréquents entre gouvernement et groupes d’intérêt) et une volonté affichée de régulation environnementale, le poids des intérêts économiques dans la production d’expertise y diffère sensiblement. L’analyse du rôle et de l’influence des groupes d’intérêt (économiques ou environnementaux) est donc importante pour comprendre des différences en matière de régulation d’émissions polluantes.
Dans son commentaire, UELI HAEFELI (Berne) relève six éléments importants qui relient les trois présentations. Nous en abordons trois ici. D’abord l’expertise : bien qu’elle soit nécessaire, les présentations montrent qu’elle est insuffisante pour produire un changement des pratiques. Haefeli souligne ensuite que l’existence d’une régulation légale ne dit encore rien de son effectivité réelle ; son implémentation doit également être étudiée. Il enjoint aussi à examiner l’innovation et les produits de substitution, d’autant plus lorsqu’ils sont encouragés par les États.
En conclusion, on peut dire que ce double panel fut riche et que les résultats de recherche des intervenantes et intervenants mériteraient une plus grande attention médiatique, tant ils sont importants pour éclairer les débats actuels sur les pollutions environnementales. Les présentations ont effectivement permis d’esquisser les « pistes pour comprendre l’inertie législative constatée », évoquées au début de ce compte-rendu. Parmi celles-ci, on peut relever l’enjeu crucial qui se joue dans le contrôle de la production du savoir et de l’expertise, ainsi que les limites posées au système démocratique dès lors qu’un problème reste confiné à un cercle restreint d’acteurs et d’actrices, entravant de fait une lutte efficace contre les pollutions.
Notes
1 Voir les texte de présentation des deux panels sur le site des Journées suisses d’histoire 2022, Panel I et Panel II, consultés le 05.07.2022.
2 HENRY Emmanuel, La fabrique des non-problèmes. Ou comment éviter que la politique s’en mêle, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2021.
Aperçu du panel 1:
Irene Pallua, Of the "black snow", the "oil spill" and a "disservice to the environment": On the Debate about the Environmental Impacts of Space Heating in Switzerland in the 20th Century
Alexandre Elsig, Industrial Fluorosis: An Environmental and/or an Occupational Health Issue?
Nicolas Chachereau, When Business Power Helped to Regulate Pollution: Oil Refineries in Switzerland in the Early 1960s
Aperçu du panel 2:
Claudia Aufdermauer, Das Gift in der Streichholzschachtel
Tiphaine Robert, Santé environnementale et démocratie. L’exemple du plomb dans l’essence à travers une étude de cas (1921-1970)
Sabine Pitteloud, An Unexpected Romance: Swiss-Swedish Linking of Car Emission Standards in the 1970s and 1980s