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La mobilisation des femmes pour la grève du 14 juin prochain bat actuellement son plein et rappelle un événement peu traité encore par l’historiographie : la grève des femmes* de 1991. Dans ce contexte, un café historique organisé par le département d’Histoire contemporaine de l’Université de Fribourg a réuni plusieurs acteur·rice·s de cette grève de 1991, interrogeant ainsi leur expérience de la grève ainsi que leur rapport avec celle qui se profile pour le 14 juin 2019. Issus de divers milieux sociaux et culturels, ils ont ainsi permis un dialogue passé-présent sur le thème spécifique de l’histoire du militantisme et du combat pour l’égalité des droits.
PAULINE MILANI (Université de Fribourg) et FRANCESCA FALK (Université de Fribourg) ont ouvert ensemble ce café historique sur la grève des femmes de 1991 en Suisse et plus particulièrement à Fribourg. Elles ont rappelé, en français et en allemand, que la grève de 1991 avait rassemblé plus de 500'000 femmes à travers le pays. Toutes les femmes suisses ont été touchées, de près comme de loin, par le mouvement initialement lancé par des ouvrières horlogères travaillant dans la Vallée de Joux. En prenant un tournant national, la grève a contribué à ancrer dans le quotidien politique les problèmes d’inégalité salariale, de non-rémunération du travail domestique, ou encore de sous-représentation des femmes dans certaines institutions. Cependant, en 2019, le bilan des dix-huit années qui séparent la grève de 1991 à celle qui se tiendra en juin est relativement mitigé. Les invité·e·s de ce café historique ont donc parlé de leur vécu de la grève de 1991, tout en offrant une opinion et des conseils issus de leur expérience pour la grève de 2019.
CATRINA DEMUND travaillait au secrétariat de la Schweizerische Metall- und Uhrenarbeitverband (SMUV) à Lausanne et à la coordination de la grève en 1991. Elle s’est souvenue de la grève comme d’un grand moment d’effervescence. Les contacts avec les grèves menées dans les différentes localités suisses s’étaient faites par téléphone durant toute la journée, afin de préparer la communication en lien avec ces événements. De son côté, JACQUES ESCHMANN était en 1991 membre du parti écologiste et féministe VertEs. Son expérience de la grève fut relativement musclée, puisqu’il bloqua l’entrée du grand magasin La Placette de Fribourg, avec plusieurs camarades syndicalistes, de 8 heures à 8 heures 30, afin de permettre aux vendeuses de faire leur grève. Il a également passé une bonne partie de l’après-midi à repasser, à la place Python, le linge que les manifestantes lui apportaient. Quant à ELISABETH JORIS (Zurich), elle s’est remémorée principalement la mobilisation très forte qu’elle a connue à Zurich. Son souvenir le plus vibrant de cette journée reste l’occupation de la Paradeplatz par le Mouvement de Libération des Femmes, en plein cœur de la place financière de la ville. 10'000 personnes rassemblées là écoutaient les nouvelles de la grève en Suisse via un mégaphone, créant ainsi une véritable ambiance partisane. De retour dans le canton de Fribourg, MICHELINE AEBISCHER a fermé la crèche de Morat le 14 juin 1991 contre l’avis de sa hiérarchie, puis s’est rendue à Fribourg afin de militer pour une plus juste rémunération des travailleuses des crèches et du primaire. Elle a également fait partie du groupe qui a harangué Marius Cottier, alors Conseiller d’Etat en charge de l’éducation, qui avait refusé la rencontre avec les manifestant·e·s. En compagnie de Jacques Eschmann, ANTOINETTE CHARRIERE, femme au foyer et féministe convaincue, avait également bloqué l’entrée de La Placette de Fribourg. Elle s’est remémorée particulièrement ce moment, puisqu’un homme avait alors tenté de la mordre pour entrer dans le magasin. Elle a ensuite prononcé un discours l’après-midi du 14 juin 1991 sur la place Python pour dénoncer la non-reconnaissance et la non-rémunération du travail domestique. Finalement, MICHELE ROQANCOURT, alors journaliste à la Liberté de Fribourg, avait fait sa grève un jour plus tôt que les autres protagonistes de ce café historique. Le journal du 14 juin 1991 comportait effectivement des carrés blancs à la place des articles écrits par les femmes journalistes, le travail journalistique se faisant principalement la veille pour le numéro du lendemain.
Après une présentation des intervenant·e·s et de leur expérience de la grève de 1991, Pauline Milani et Francesca Falk ont posé plusieurs questions à la table ronde qui ont permis de nombreux éclaircissements sur les revendications, le rôle, ainsi que les espoirs de la grève de 1991. Antoinette Charrière, interpellée par Pauline Milani sur son rôle de femme au foyer et sur ses convictions, a souligné qu’au moment de cette grève, et encore aujourd’hui d’ailleurs, le travail ménager n’était pas reconnu comme un véritable travail. Il n’était pas payé, la rente AVS de la femme dépendait de celle de son mari et la non-reconnaissance politique des contributions des mères au foyer à la société était alors de mise. A l’époque, elle avait aussi manifesté par solidarité pour les femmes salariées et contre les inégalités qui les touchaient.
Micheline Aebischer a rappelé quant à elle les raisons profondes de sa mobilisation féministe, suite à la question de Francesca Falk sur l’arrière-plan moteur de sa grève. Les jardinier·ère·s d’enfants étaient alors très mal payé·e·s et même mal formé·e·s. Ses revendications touchaient donc son quotidien direct ainsi que celui de ses collègues. Ce combat a d’ailleurs porté ses fruits, puisque la qualité de leur formation et leur salaire a depuis augmenté. Il reste toutefois encore des combats à mener dans le domaine de l’éducation des enfants en bas âge ou encore dans celui des soins et de l’assistance aux personnes âgées, puisque les salaires restent relativement bas, ce type de travail étant généralement effectué par des femmes et s’apparentant au travail domestique non-rémunéré.
Pauline Milani a questionné ensuite Michèle Roquancourt sur la signification des carrés blancs dans les journaux. Cette pratique venait tout droit des journalistes féminines du Blick qui avaient boycotté les colonnes de leur journal pour protester contre les représentations des femmes seins nus qui ornaient pratiquement quotidiennement le journal. Elle avait, avec ses carrés blancs dans La Liberté, renoncé à une journée de salaire. Elle s’est souvenue également d’un article qu’elle avait écrit alors sur les conditions de travail dans une fabrique non loin de Fribourg et qui l’avait profondément émue. Il avait permis aux femmes y travaillant de faire entendre leur voix, elles qui n’avaient pu faire grève.
Élisabeth Joris a répondu à Francesca Falk au sujet du regard qu’elle porte sur la grève de 1991 en tant qu’historienne féministe. Elle a souligné que le mouvement de la grève de 1991 ne s’est pas essoufflé, mais qu’il a contribué à créer une institutionnalisation des revendications. Tout paraissait possible, même si la manifestation n’était pas certaine de donner des résultats. Elle en a toutefois eus : comme le renoncement de Francis Matthey à son élection au Conseil Fédéral au profit de Ruth Dreyfus en 1993, devant la mobilisation féministe soutenant la candidate socialiste et le peu de voix obtenues au sein de son propre parti, le PSS. Pauline Milany a alors rebondi sur ce désistement de Francis Matthey pour rappeler celui de Jacques Eschmann en 1991 au Grand Conseil, au profit d’une femme. Revenant sur la réception de cette action au sein de son électorat, Jacques Eschmann a expliqué que le parti VertEs se voulait principalement féministe et que l’un de leurs buts électoraux était la représentation strictement paritaire de leur liste ainsi que de leurs élu·e·s. Son désistement n’a donc constitué aucun incident fâcheux auprès de ses camarades de parti, mais certain·e·s électeur·rice·s le lui reprochèrent malgré une communication préalable claire sur le sujet.
Francesca Falk a ensuite interrogé Catrina Demund sur les résultats tangibles de cette grève pour les femmes. Cette dernière a présenté l’exemple concret de la ville de Morat. Les femmes candidates, notamment au Conseil Général de la ville, peinaient souvent à être élues au contraire de leurs colistiers masculins. Cependant en septembre 1991, une liste de femmes est lancée et permet l’élection de plusieurs femmes, augmentant sensiblement le nombre de ces dernières au sein du Conseil. La grève rendait possible de nouvelles opportunités politiques pour les femmes. Élisabeth Joris a alors rajouté que les femmes de tous les horizons se sont liées à ce moment précis, elles étaient notemment catholiques, féministes, femmes au foyer. Cette grève a aussi permis selon Catrina Demund de bousculer l’hégémonie masculine au sein du syndicat devenu depuis Unia. Les femmes syndicalisées ont dû convaincre les hommes de leur section pour que le SMUV les soutienne structurellement et financièrement. Si les revendications n’étaient pas partout identiques, une unité de ton primait au sein de la grève.
A la suite de ce tour de table, le public a pu poser des questions aux intervenant·e·s. Les questions portaient principalement sur l’impression que les revendications féministes de 2019 sont pratiquement les mêmes que celles de 1991. Si la condition des femmes s’est améliorée, elle n’est pas pour autant devenue optimale. L’inégalité demeure au sein du couple, comme l’a souligné Catrina Demund, notamment dans le partage de l’éducation des enfants, les hommes n’étant pas encouragés à prendre des temps partiels. Élisabeth Joris a renchéri en rappelant que les métiers qui remplacent les tâches traditionnellement déléguées aux femmes restent mal payés ainsi que mal reconnus par la société. La question du traitement médiatique de la grève semblait également très importante. Chaque intervenant.e a affirmé que la grève de 1991 avait été plus simple dans son organisation. Les femmes avaient alors des revendications principalement de gauche selon Jacques Eschmann ; ne pas heurter les hommes ou les femmes de droite n’était pas une préoccupation. Antoinette Charrière s’est souvenue que l’événement avait été assez peu couvert par les médias. Les femmes s’octroyaient simplement le droit de faire la grève. Tout ceci a également suscité des questions de la part du public sur la mise en action d’une grève non-autorisée. Micheline Aebischer a rapporté qu’elle avait fermé la crèche purement et simplement, mais aujourd’hui elle n’est pas certaine qu’elle pourrait le faire à nouveau. Élisabeth Joris a souligné également qu’il est plus difficile de faire grève pour les femmes qui travaillent dans des secteurs professionnels différents de ceux des hommes, car elles peuvent difficilement être remplacées. Certaines gardiennes d’enfants avaient pris ces derniers avec eux lors de la grève de 1991 à Zurich par exemple. Catrina Demund a aussi expliqué qu’il existe différentes manières de faire la grève. Rester sur son lieu de travail et ne rien faire est également une forme de grève.