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Making the Social World Objective. Theoretical, Practical, and Visual Forms of Social and Economic Knowledge, 1850-2000

Autor / Autorin des Berichts: 
Joanna Haupt
joanna.haupt@uzh.ch
Université de Zürich

Zitierweise: Haupt, Joanna: Making the Social World Objective. Theoretical, Practical, and Visual Forms of Social and Economic Knowledge, 1850-2000 , infoclio.ch-Tagungsberichte, 15.02.2022. Online: <https://www.doi.org/10.13098/infoclio.ch-tb-0237>, Stand: 08.11.2024.

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Les 10 et 11 novembre 2021, un colloque dédié à l’objectivation du social, c’est-à-dire aux mises en forme théoriques, visuelles et pratiques du savoir social et économique, a eu lieu à Zurich. Le colloque a été organisé à l’initiative de trois historiennes, CLAIRE-LISE DEBLUË (Zurich), ALIX HEINIGER (Fribourg) et LAURE PIGUET (Genève). En comparant des cadres nationaux différents, en analysant le rôle de figures et d’institutions internationales, et en portant son attention à des phénomènes de transferts de savoirs, ce colloque a développé une approche inter- et transnationale du sujet. Les interventions de ce colloque ont par ailleurs révélé l’existence de visions concurrentes et contradictoires dans la production historique de connaissances et ont mis en avant la diversité des acteurs en jeu, soulignant, d’un côté, l’importance d’aller au-delà d’une histoire des statistiques centrée sur les Etats, et, de l’autre, l’intérêt de la biographie intellectuelle en histoire des statistiques. Enfin, ce colloque a montré que les outils permettant d’objectiver le monde social sont eux-mêmes le produit de paysages administratifs, idéologiques et méthodologiques, qu’ils permettent de révéler et qu’ils contribuent à modifier en retour.

C’est cette dernière considération qu’illustre l’intervention de CHRISTIAN TOPALOV (Paris), consacrée à deux travaux du début du 20e siècle, visant tous deux à saisir le chômage, mais préconisant pour cela des outils méthodologiques opposés. Le premier travail est le fait du français Max Lazard, le second, de l’anglais Arthur Bowley. Selon Christian Topalov, la différence entre les méthodes préconisées ne peut se comprendre que si l’on prend en compte le but pour lequel les deux indicateurs ont été produits. Si Lazard préconise le calcul d’un taux de chômage par secteur, tandis que Bowley défend l’usage de la statistique mathématique pour calculer des cycles conjoncturels du chômage, c’est parce que le premier est impliqué dans la conception d’une assurance chômage sectorielle, tandis que le second travaille sur la création d’emplois en période de récession. Par cette intervention, Christian Topalov a plaidé pour une lecture de l’histoire des statistiques sociales articulée à l’histoire de l’administration sociale.

Si les statistiques sociales peuvent être le produit de contextes administratifs déterminés, la contribution de TANJA RIETMANN (Berne) a montré que l’inverse peut aussi être vrai : les statistiques sociales peuvent exercer une influence sur l’administration du social. L’historienne a ainsi montré comment un questionnaire de 6 pages, émis par le canton de Berne au tournant des années 1990 pour contrôler le système des familles d’accueil, a permis d’améliorer la surveillance et l’encadrement de ce dernier sur le long terme. Non seulement les résultats du questionnaire ont révélé les lacunes du système, mais la mise en œuvre du questionnaire en tant que telle a permis d’améliorer la formation générale des agents de terrain. Tanja Rietmann a insisté sur l’importance de la catégorie du genre pour comprendre pourquoi cet exemple est resté jusqu’à aujourd’hui un fait unique.

GUUS WIEMAN (European University Institute) a traité dans son intervention de l’histoire des enquêtes néerlandaises sur le budget des ménages. D’abord conçues par les réformateurs sociaux pour juguler la pauvreté, vues ensuite comme un outil pour enseigner aux classes populaires comment maîtriser leur budget, elles seront plus tard pensées comme un moyen d’observer la consommation des ménages. En plus de retracer l’évolution des objectifs de ces enquêtes, Guus Wieman a aussi évoqué des controverses relatives à leur méthode. Plus particulièrement, il a montré comment la Commission centrale de statistique a mis fin à une controverse lancée par le directeur du Bureau statistique d’Amsterdam en s’appuyant sur un questionnaire tout à fait partial envoyé à d’autres bureaux nationaux.

L’intervention de MORGANE LABBÉ (Paris) a traité d’une autre statistique sociale emblématique : l’indice des prix à la consommation. L’historienne, soucieuse d’élargir une historiographie trop centrée sur l’Europe occidentale et le continent nord-américain, se consacre à l’écriture de l’histoire de cette statistique pour la Pologne. En 1919, l’État polonais vient de se doter d’un bureau statistique, lorsque l’inflation mondiale plonge le pays dans une période de grèves et de contestation. L’indice des prix va alors se retrouver au cœur d’une controverse méthodologique entre les instances statistiques officielles et un acteur privé, maillon essentiel de la statistique polonaise. Soulignant également l’importance des institutions internationales dans l’histoire des statistiques, Morgane Labbé a parlé du rôle que le Bureau international du travail a joué dans cette controverse.

En plus de l’accumulation de cadres et de pratiques nationales (France, Angleterre, Pays-Bas, Suisse, Pologne), la précédente contribution a donc ouvert la porte à une approche internationale de l’enquête statistique. Et c’est CONSTANTIN BRISSAUD (Paris) qui a poursuivi ce jeu d’échelles avec une présentation sur l’histoire des « indicateurs sociaux » de l’OCDE. Le chercheur s’est appuyé sur la figure de Bernard Caze, ancien énarque attaché au Commissariat général du Plan, américanophile et sévère critique du marxisme, pour montrer que ces indicateurs ont été la réponse d’une élite administrative désemparée face aux mouvements sociaux de mai ’68, perçus par elle comme le signe d’une profonde crise sociale. Fidèle à la sociologie historique de la quantification (Desrosières), cette intervention a montré que les indicateurs statistiques naissent bien souvent dans le sillon des crises, mais elle a surtout révélé que l’idée d’administrer la société au moyen d’indicateurs statistiques, relève en général plus du fantasme que du projet viable.

C’est l’intervention d’ALESSANDRO STANZIANI (Paris) qui a permis de passer du cadre d’analyse international à une perspective transnationale en posant la question suivante : comment appliquer à des espaces non occidentaux des connaissances issues des sciences sociales occidentales ? Pour montrer les difficultés rattachées à cette question, Alessandro Stanziani a pris pour exemple les statistiques démographiques, économiques et sociales de l’Empire russe entre 1860 et 1914. En l’absence d’un recensement général, les statisticiens ont travaillé au moyen d’enquêtes locales. Mais comment sélectionner des villages représentatifs dans un territoire aussi vaste ? Et une fois les villages sélectionnés, comment travailler avec des catégories statistiques pensées dans des contextes différents ? Concluant que les statistiques ne peuvent être que le reflet trompeur d’une réalité trop complexe, certains statisticiens ont alors orienté leurs relevés en fonction de leurs présupposés idéologiques, initiant d’une certaine façon ce qui peut être qualifié de « tradition nationale » de manipulation statistique.

CĂLIN COTOI (Bucarest) s’intéresse lui aussi aux conditions selon lesquelles des institutions construites en Europe de l’Ouest, telles que l’État-nation, l’administration publique, ou encore les sciences sociales, ont pu être implantées dans d’autres cadres nationaux. Mais son intervention nous a plongés dans un contexte tout à fait différent : en pleine épidémie de choléra en Roumanie, entre 1892 et 1893. Dans sa présentation, le chercheur a traité de l’échec d’un projet de santé public « la santé pour tous » et a parlé du rôle joué par la controverse entre les médecins Iacob Felix et Victor Babeș dans ce fiasco.

La question de l’utilisation des sciences sociales pour gouverner un territoire très hétérogène était elle aussi au cœur de la présentation de ZEYNEP YEŞIM GÖKÇE (Bonn). L’historienne a montré comment le gouvernement turc a utilisé l’anthropologie pour construire sa légitimité après le traité de Lausanne (1923). Pour contrer la menace que représentaient pour un nouvel État des populations trop hétérogènes culturellement, les anthropologues ont notamment été chargés de définir la supposée spécificité raciale des citoyens turcs. Pour réaliser ce programme, ce sont des réseaux de savoir transnationaux qui ont été mobilisés, puisque l’institut turc d’anthropologie, fondé en 1925 et sur lequel travaille la chercheuse, était dirigé par des élites occidentalisées, formées en France et en Suisse.

C’est aussi à la Turquie et à l’histoire transnationale des savoirs, qu’est consacrée l’intervention de AYKIZ DOGAN (Paris). La chercheuse travaille sur la biographie du Belge Camille Jacquart. Démographe, sociologue et statisticien reconnu, Jacquart est aussi membre des réseaux catholiques internationaux où il met sa réputation de scientifique tantôt au service de la réforme sociale, tantôt en soutien à la colonisation et à l’impérialisme belge. Il joue également un rôle au sein de la Commission internationale de statistique et c’est à ce titre qu’il est impliqué dans l’internationalisation de la statistique turque. En Turquie, il sera ensuite chargé d’une réforme administrative à la suite de laquelle les districts seront réorganisés, les noms des routes et des lieux modifiés. Dans cet exemple, le transfert transnational de savoir consiste donc en l’application dirigiste de ce qu’un expert européen considère comme le parangon de la « modernité » en matière d’administration.

L’outil biographique est également au cœur des travaux de MÁTYÁS ERDÉLYI (Prague) qui travaille sur la vie du directeur du Bureau statistique de Pest entre 1869 et 1906, József Kőrösy. Pour Mátyás Erdélyi, ce statisticien est l’archétype d’un expert des marges, souffrant tout au long de sa carrière d’un manque de légitimité auprès de ses pairs, comme en attestent les controverses qui ont émaillé sa carrière. L’une d’entre elle se déroule en Hongrie et porte sur l’utilisation de la logique philosophique en statistique. Selon le chercheur, le fait que Kőrösy soit juif et ne soit pas d’origine noble, a joué un rôle fondamental dans l’émergence de ce débat. Mátyás Erdélyi montre que l’appartenance sociale, confessionnelle et professionnelle de celles et ceux qui produisent des statistiques n’est pas à négliger d’un point de vue historique, tout particulièrement pour le 19e siècle, où certaines figures individuelles jouent un rôle pivot pour l’institutionnalisation et la professionnalisation d’une discipline encore peu formalisée.

Intéressée elle aussi aux statistiques comme objets de controverses, AGNÈS HIRSCH (Paris) a traité dans son intervention des statistiques produites au début du 20e siècle par des syndicats français en réponse aux statistiques officielles. Grâce aux archives de treize syndicats, Agnès Hirsch a montré que ces statistiques occupent plusieurs fonctions pour les organisations. D’un côté, elles jouent le rôle de preuve leur permettant de confirmer la légitimité de leurs revendications, de l’autre, le travail d’enquête est un vecteur de mobilisation et une manière de renforcer leur coordination interne. Dans son récit, Agnès Hirsch fait elle aussi émerger un expert statistique des marges : le « statisticien ouvrier » Casimir Bartuel. Mineur, syndicaliste et militant, il est l’une des principales voix critiques de la statistique officielle de la France du début du siècle. Cette intervention permet de surcroit de rappeler le constat évoqué plus haut : les statistiques peuvent agir sur celles et ceux qui en sont l’objet, mais aussi sur celles et ceux qui les récoltent.

C’est la présentation de la chercheuse CHRISTA KAMLEITHNER (Brandenbourg) qui permet d’apporter la dernière pièce manquante au colloque, l’une des dimensions annoncées par son titre et absente jusqu’à cette ligne : la visualisation du social. Christina Kamleithner travaille sur des cartes de densité urbaine du 19e siècle, dont certaines apparaissent de prime abord à l’œil non aguerri plutôt comme des aquarelles conceptuelles que comme des outils de planification urbaine. Ces cartes ont été conçues par les acteurs de la réforme urbaine comme support visuel pour représenter la densité du logement, perçue par eux comme un mal typique des villes industrielles nouvelles. Comme les « indicateurs sociaux » mentionnés plus tôt, ces cartes révèlent donc aux historien·ne·s bien plus sur ceux qui les ont produites, sur leurs fantasmes moraux et leur vision de ce que doit être l’habitat des classes populaires, que sur l’objet qu’elles sont censées représenter.

C’est aussi ce que montre TOM WILKINSON (Londres) dans son travail. En plongeant avec lui au cœur de quatre musées mis en place ou financés par des banques centrales, on se retrouve à jouer avec Robinson Crusoé -en homo œconomicus accompli- au jeu interactif « pouvez-vous contrôler l’inflation ? » (à coup de levier mécanique), on se sent soudainement saisi·e de l’envie de, nous aussi, faire apparaître notre portrait sur un peso mexicain, puis on se frotte les mains à l’idée de pouvoir effleurer du bout de nos propres doigts une barre d’or en or véritable ; enfin, on pénètre, fascinés, dans le temple que la banque centrale de Londres a érigé au centre de son musée. Ici reposent en paix quelques lingots d’or sous une pyramide de verre. Bref, en réalisant, au fond, la pauvreté muséographique de ces institutions, on finit par conclure avec Tom Wilkinson que ces musées servent avant tout à rassurer les banques centrales qu’en transmettant aux futur·e·s citoyens et citoyennes (car ces musées sont surtout visités par des écoles) les préceptes de l’orthodoxie monétaire, elles travaillent à la pérennité de leur mandat.

Enfin, les participant·e·s ont pu visiter les Archives sociales de Zurich, plus grande collection de documents et d’archives entièrement consacrée aux mouvements sociaux, au monde du travail et au savoir économique et social en Suisse. Son directeur, CHRISTIAN KOLLER (Zurich) a d’abord présenté deux institutions dédiées à documenter le social, dont les fonds sont conservés par les archives sociales : le Musée social suisse (sur lequel travaille actuellement Claire-Lise Debluë) et le Panoptique d’histoire sociale du photographe et activiste Roland Gretler (en cours de catalogage). Christian Koller a ensuite présenté le catalogue thématique des archives, de A comme Absinthe, à Z comme Zunftswesen, et son évolution historique. Il a ainsi montré que l’institution est elle-même productrice d’objectivation, par son effort de classification et de catégorisation du social.

Cette dernière remarque permet de conclure ce compte-rendu avec le commentaire fait par Alix Heiniger en fin de colloque : cette conférence était peut-être, pour les personnes présentes, l’occasion de se rappeler combien il est fécond de s’intéresser à la manière dont d’autres scientifiques ont produit du savoir. Car c’est une opportunité pour réfléchir à notre propre appareil probatoire, à nos propres catégories d’analyse, et donc peut-être, une façon d’améliorer nos propres façons de faire de la recherche.





Aperçu du programme
  • Claire-Lise Debluë (Université de Zurich), Alix Heiniger (Université de Fribourg), Laure Piguet (Université de Genève): Bienvenue et introduction

Session 1: The Production of Indicators as Tools of Social Management

  • Christian Topalov (EHESS, Paris): Unemployment Objectified, Numbers Derealised: Social Reform and Statistical Revolution in Britain and France at the Beginning of the Nineteenth Century
  • Guus Wieman (European University Institute): From Poverty Alleviation to Market Analysis: The History of Organized Household Budgets in the Netherlands, 1850-1940
  • Constantin Brissaud (Université Paris-Dauphine): When Technocrats Objectify the Social: The Social Indicators Program at OECD
  • Tanja Rietmann (Université de Berne): Data Provider and Control Tool: The Dual Function of the Bernese EDP Project Pflegis (1984- 1993) for the Improvement of Foster Family Care

Session 2: Visualizing the Social World

  • Christa Kamleithner (Brandenburg University of Technology): Visualizing Population Density: Statistical Mapping and the Emergence of a New Urban Imaginary (1830–1910)
  • Tom Wilkinson (Courtauld Institute, Londres): Money Talking to Itself: Central Bank Museums

Visite des archives sociales suisses

  • Christian Koller (Directeur du Schweizerisches Sozialarchiv, Zurich) : Documentation and Representation of the Social World: Some Institutions in Zurich

Session 3: Transfer and Transformation of Social Knowledge

  • Aykiz Dogan (Université Paris 1) : A Transnational Scientist of the Social: The Belgian Sociologist, Statistician, and Bureaucrat Camille Jacquart (1867-1931) and the Making of Turkish Statistics
  • Zeynep Yeşim Gökçe (Université de Bonn): The Making of Social Anthropology: The Evolution of the Discipline of Anthropology in Early Turkish Republic
  • Alessandro Stanziani (EHESS, Paris): Transferring European Social Categories to Russian Statistics, 1860s-1914: Objectivizing Societies or Standardizing the Tools of Investigation?

Session 4: Social Knowledge as a Controversial Issue

  • Mátyás Erdélyi (Université de Prague) : Statistical Experts on the Margin: The Career Trajectory of József Kőrösy
  • Călin Cotoi (Université de Bucharest): A Local History of the Social: The Last Cholera Epidemic and the Dissolution of ‘Health for All’ in Romania
  • Agnès Hirsch (Université Paris-Dauphine): The Authority of Statistics: The Reception and Mobilization of Labour Statistics by Federations of Workers in France (1880-1930)
  • Morgane Labbé (EHESS, Paris): Making Objective the Conditions of living of the Working Class in Interwar Poland: Between Public and Private Statistics
Veranstaltung: 
Making the Social World Objective. Theoretical, Practical, and Visual Forms of Social and Economic Knowledge, 1850-2000
Organisiert von: 
Claire-Lise Debluë, Alix Heiniger, et Laure Piguet, (Université de Zurich, Université de Fribourg, Université de Genève). En collaboration avec Matthieu Leimgruber (Université de Zurich)
Veranstaltungsdatum: 
10.11.2021 bis 11.11.2021
Ort: 
Univresité de Zürich
Art des Berichts: 
Conference
Dateianhänge: