L'année 2017 sera assurément marquée par une floraison de parutions sur la Révolution russe, centenaire oblige. GIANNI HAVER (Lausanne), VALERIE GORIN (Lausanne), JEAN-FRANÇOIS FAYET (Lausanne) et EMILIA KOUSTOVA (Strasbourg) ont pour leur part choisi de se concentrer non pas sur les événements d'Octobre, mais sur la manière dont ceux-ci sont commémorés à travers un siècle de célébrations, en URSS et ailleurs, aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest. Ils élaborent dans cette optique un ouvrage collectif prévu pour janvier 2017 où se côtoient dix chercheurs, historiens pour la majorité.
La réunion qui s'est tenue le 16 juin 2015 à l'Université de Lausanne constituait une séance de travail où les collaborateurs ont eu l'occasion de se rencontrer et d'exposer leur projet. Tous ont ainsi pu faire l'état des lieux de leurs recherches et partager leurs doutes et les difficultés auxquelles il se trouvent confrontés. Le présent compte rendu offre un aperçu des thématiques qui seront abordées dans l'ouvrage et met l'accent sur les principales questions soulevées.
Emilia Koustova ouvre la publication avec la thématique des fêtes mises en place pour la commémoration, en se concentrant sur l'URSS de l'entre-deux-guerres. Elle constate un basculement dans le courant des années vingt. Dans un premier temps, la célébration est essentiellement théâtrale et peut réunir des milliers de spectateurs, comme c'est le cas en 1920. Le théâtre laisse ensuite progressivement place aux manifestations, qui deviennent l'élément central de la fête. Les rituels sont alors beaucoup plus sobres, avec une omniprésence de la parole. L'auteur souligne que la fête, dès lors extrêmement organisée et militarisée, devient histoire de professionnels, au contraire des représentations théâtrales produites par des amateurs.
MAGALI DELALOYE (Lausanne) s'intéresse quant à elle à l'aspect militaire des commémorations, à savoir les parades. Son étude s'arrête sur trois moments, les célébrations de 1927, 1937 et 1941. Elle y étudie avant tout les composantes qui permettent de mettre en scène la virilité, notamment au travers des discours proclamés lors des défilés. L'auteur se focalise pour ce faire sur le Maréchal Vorochilov, incarnation idéale du militaire, objet d'un véritable culte fabriqué de toute pièce par le régime soviétique. Vorochilov apparaît systématiquement sur son cheval, un symbole déjà largement utilisé dans la Russie tsariste. Cela pousse Magali Delaloye à se questionner sur les éléments de continuité et de rupture par rapport à la période pré-révolutionnaire.
L'article de ROMAIN DUCOULOMBIER (Dijon) traite de la manière dont l'anniversaire de la Révolution est célébré en France à travers les affiches commémoratives. Son travail s'organise autour de quatre pistes de recherche : les thèmes et symboles repérés dans les affiches ; les influences externes, en provenance de l'étranger mais aussi d'autres milieux, notamment la publicité ; les producteurs, par exemple Grandjouan, « formé » en URSS et qui a imposé son style au sein du PCF dans les années vingt ; la question de la réception enfin, ou comment l'affiche sert à nourrir le mythe d'Octobre. L'auteur, s'il n'a pour l'instant trouvé que très peu d'affiches commémoratives datant de l'entre-deux-guerres, constate une très forte production dès le commencement de la guerre froide.
Gianni Haver poursuit sur la question de l'illustration, cette fois-ci dans le cadre de la presse européenne. Il note un tournant dans le courant des années trente, où le photo-reportage, déjà existant mais jusqu'alors marginal, tend à s'imposer dans les journaux. La photographie est alors utilisée tant par la presse partisane – par exemple le Regards de novembre 1937, qui consacre sa couverture au vingtième anniversaire de la Révolution – que dans l'optique de dénoncer le régime soviétique – à témoin, le Match de novembre 1938 qui utilise une photo de la tribune officielle de la commémoration pour faire le bilan des personnalités qui sont toujours en vie et publie un article sur les disparus du régime.
Jean-François Fayet enchaîne avec un article consacré à une autre source iconographique : la poste. Le régime comprend très tôt le potentiel de propagande de la poste, longtemps le principal moyen de communication malgré l'existence du téléphone, doublé d'une importante source de revenus au vu des tirages très élevés et des taxes appliquées. L'auteur distingue trois objets : le timbre, la carte postale et l'enveloppe, tous produits par l'imprimerie de l'Etat. Il souligne la volonté du régime d'investir le moindre espace social, aussi intime que la correspondance, et d'imposer à l'usager une démarche commémorative dans la sphère privée. Jean-François Fayet relève en outre plusieurs cas où la commémoration sert de prétexte à un sujet contemporain, par exemple le plan quinquennal sur les timbres de 1932. Ce procédé apparaît dans d'autres domaines, notamment les affiches (cf. supra) ou les informations télévisées (cf. infra).
Gianni Haver et Valérie Gorin s'arrêtent ensuite sur les commémorations repérées dans les actualités filmées en Europe. Le procédé est le suivant : les images sont produites en URSS et ensuite louées à des pays étrangers, où elles sont montées et commentées. Les images circulent dès lors beaucoup et un même sujet peut subir des traitements très différents suivant les pays. La source est compliquée à exploiter car le matériel est souvent incomplet. Les auteurs remarquent ainsi une absence d'images de la commémoration dans les ciné-journaux européens entre 1945 et 1953, sans pouvoir toutefois déterminer si l'URSS n'en a pas produit ou si elles n'ont pas été diffusées en Europe.
Puis, l'article de Valérie Gorin propose une réflexion sur les commémorations diffusées dans les informations à la télévision américaine, sur la NBC, l'ABC et la CBS. Bien que fondées au tournant des années quarante, ces chaînes ne disposent pas d'enregistrements vidéos avant 1956 et les premières archives disponibles datent des années soixante. L'auteur s'interroge sur le rôle du journaliste qui occupe, contrairement aux ciné-journaux, une place importante et pose un regard sur le régime soviétique. Certains reporters présents à Moscou lors des célébrations en profitent par exemple pour interviewer les populations dissidentes. Les reportages mettent aussi en avant des points bien précis des commémorations, par exemple les attaques verbales contre les USA dans les années soixante.
CONSTANCE FREI (Genève) offre pour sa part un regard décalé en analysant la production musicale relative à Octobre. La musicologue est rapidement confrontée à un premier écueil : comment reconnaître, outre les œuvres de commande, les œuvres à caractère commémoratif ? Les réponses sont à chercher dans l'analyse des partitions, en décortiquant les tonalités, l'instrumentalisation et les formes musicales. L'auteur s'appuie également sur les interviews des compositeurs et leur correspondance, sur les affiches et programmes de concert, sur les enregistrements des morceaux ou encore sur les espaces où ont été exécutées les œuvres, chargés ou non de valeur historique.
OLIVIER GLASSEY (Lausanne) et STÉFANIE PREZIOSO (Lausanne) achèvent la publication en s'arrêtant sur une thématique plus actuelle : la circulation des images en lien avec la commémoration sur internet. Le problème n'est pas ici la rareté des sources, mais bien l'énorme quantité d'information disponible et le tri auquel il faut procéder. L'importance des flux sur les réseaux sociaux permettent de hiérarchiser la visibilité. Les auteurs mènent leur analyse en s'arrêtant sur la marchandisation et l'attention que suscitent les informations mises en ligne. L'article soulève en outre une question fondamentale, soit l'usage public de l'histoire à travers les nouvelles technologies.
Au final, l'ouvrage propose un regard original et décalé sur Octobre. Le choix de la commémoration comme axe de recherche paraît particulièrement pertinent car il permet d'une part une réflexion sur le rôle des spectacles et des représentations ainsi que sur la culture visuelle. Il offre d'autre part la possibilité de couvrir les cent ans qui nous séparent de la Révolution russe et de se calquer ainsi sur l'évolution médiatique et technologique. Il donne lieu enfin à une interdisciplinarité très riche, de l'histoire à la sociologie en passant par la musicologie.
Aperçu de l'ouvrage
• Responsables de la publication
Gianni Haver, Valérie Gorin, Jean-François Fayet, Emilia Koustova
• Plan (titres provisoires)
Emilia Koustova, La chorégraphie des fêtes
Magali Delaloye, Le genre de la parade
Romain Ducoulombier, La révolution s’affiche
Gianni Haver, La presse illustrée européenne
Gianni Haver et Valérie Gorin, Les ciné-journaux européens
Valérie Gorin, La commémoration cathodique
François Albera, La représentation fictionnelle (absent lors de la manifestation)
Constance Frei, La commémoration musicale
Olivier Glassey et Stéfanie Prezioso, La commémoration sur internet
• Parution prévue : janvier 2017