Ce billet de blog est une présentation de la thèse de doctorat Protection, spécialisation et croissance économique pendant la première mondialisation en France et en Suisse (1850-1913) de Léo Charles, soutenue à l'Université de Bordeaux en 2016. La thèse est disponible en plein texte sur HALThèses et fait l'objet d'une notice sur la base Licence/Master/Doctorats d'infoclio.ch
L’histoire économique est jalonnée de discussions, débats, études contradictoires autour de la pratique commerciale des États et de la nécessité ou non d’intégrer pleinement le marché mondial afin d’accélérer le développement économique de la nation. Pour le dire simplement, la question s’est bien souvent posée aux gouvernants comme un choix binaire. Il s’agirait de choisir le libre-échange ou bien le protectionnisme.
Face à un débat clivant, il n’est pas inutile de mobiliser l’histoire pour éclairer ce sujet. En effet, le protectionnisme est un thème central, hautement politique et stratégique, qui peut dès lors provoquer des oppositions de principe. Sur ce point, le travail de Paul Bairoch a permis de questionner et de nuancer certaines idées préconçues sur le protectionnisme. En comparant les politiques commerciales et les taux de croissance économique en Europe entre 1831 et 1913, Bairoch renverse l’idée que le libre-échange est synonyme de croissance. En effet, il met en avant le fait que tous les pays, à l’exception de l’Angleterre, utilisent des mesures de protection tarifaire, et que ces mesures protectionnistes ont favorisé la croissance économique des économies.
Notre travail de thèse part de ce résultat et des nombreuses confirmations empiriques qui ont fait suite. La question de recherche qui nous anime est non plus de vérifier le signe de la corrélation entre les droits de douane et le PIB mais à comprendre les mécanismes expliquant la relation positive entre les deux variables. Ce travail d’explication nous semble tout aussi important que la mise en valeur du phénomène puisque l’explication et la compréhension d’un phénomène peuvent éclairer et orienter les politiques économiques. En effet, dire simplement que le protectionnisme favorise la croissance n’autorise pas à justifier la mise en place de protections dans le but de favoriser cette dernière, ni même de rejeter totalement des mesures en faveur du libre-échange. Il est donc nécessaire de s’interroger sur les mécanismes, les liens entre les deux variables, qui tendent à accroître la relation positive.
Notre démarche de recherche s’inscrit dans le cadre théorique de l’école de la Régulation qui en combinant concepts marxistes et théorie keynésienne propose une analyse d’économie politique institutionnaliste. Par conséquent, nous considérons dans cette thèse la politique commerciale comme un phénomène construit, temporel, s’inscrivant dans une structure particulière. Ainsi, les décisions politiques (protectionnisme ou libre-échange) viennent toujours après l’émergence de caractéristiques institutionnelles, elles-mêmes résultant de la confrontation de « blocs socio-politiques » . Les décisions de politiques commerciales sont alors analysées comme le résultat de la domination d’un (ou plusieurs) bloc capable d’engager un changement institutionnel (notamment lors du passage d’une politique à l’autre).
L’objectif de cette note de blog est de mettre en valeur nos principaux résultats concernant la spécialisation de deux économies européennes – la France et la Suisse – entre 1850 et 1913. Nous nous attacherons dans un premier temps à présenter nos principales conclusions sur la spécialisation de la France et de la Suisse pendant la première mondialisation. Dans un second temps, nous détaillerons nos résultats en matière d’évolution de la politique commerciale dans chacun des deux pays.
L’étude menée sur les avantages et les désavantages des économies suisse et française à l’exportation repose sur un important travail d’archives conduit en France et en Suisse. Concernant la France, nous avons numérisé, collecté et traité les données issues des publications annuelles intitulées « Tableau général du commerce de la France avec ses colonies étrangères », devenues après 1896 « Tableau général du commerce et de la navigation ». Ces publications regroupent les statistiques d’importations, d’exportations et les droits de douane entre la France et l’ensemble de ses partenaires commerciaux entre 1836 et 1913. Pour la Suisse, nous avons effectué le même travail à partir des registres des douanes, publiés entre 1885 et 1913 et intitulés « Statistique du commerce de la Suisse avec l’étranger ». Il en résulte deux bases de données composées des flux d’exportations et d’importations et des droits de douane par produits. Nous n’avons gardé, pour le moment, que le commerce entre les deux pays étudiés et l’ensemble des partenaires (commerce total). La base suisse offre par ailleurs la possibilité de travailler à un niveau d’analyse plus fin puisque la nomenclature des douanes suisses propose un regroupement des produits en différentes catégories (« secteurs »). Afin de bien saisir la « construction » tant de ces registres statistiques que de la politique commerciale, nous nous sommes aussi appuyés sur les archives des débats parlementaires dans les deux pays à la même période.
Nous nous sommes donc intéressés dans un premier temps à mettre en exergue l’évolution des structures du commerce extérieur de la France et de la Suisse pendant cette première mondialisation, en prenant pour point d’appui les travaux sur la spécialisation et les différents outils statistiques permettant de révéler les avantages ou désavantages comparatifs à l’exportation ou à l’importation. L’hypothèse que nous tentons de vérifier ici est que les nombreuses différences entre la France et la Suisse ont dû conduire ces deux pays à adopter des stratégies de spécialisations différentes, qui ont eu pour résultat une divergence des trajectoires de croissance entre une économie suisse jugée « dynamique » et une croissance française atone. 1
Les premiers résultats de notre étude viennent plutôt contredire l’hypothèse précédente. En effet, l’analyse de la nature des spécialisations en France et en Suisse met en avant des similarités. Ainsi, les deux pays, malgré des différences notables en matière de taille de marché intérieur, de degré d’avancement dans le développement industriel ou de caractéristiques institutionnelles, se rapprochent dès lors que nous abordons les biens qui disposent d’un avantage comparatif à l’exportation. Dans les deux pays, ces avantages concernent majoritairement des produits textiles ou des biens haut de gamme, nécessitant un savoir-faire particulier. Les deux pays tentent aussi, au cours de la période, de miser sur l’exportation de nouveaux produits qui ne disposent pas au départ d’avantages comparatifs.
Cependant, ces similarités ne demeurent pas dès lors que nous analysons les spécialisations d’un point de vue dynamique. Nos résultats montrent l’adoption de stratégies opposées en France et en Suisse. En effet, la France mise majoritairement sur l’intensification de l’exportation des biens déjà exportés, ce qui entraîne une plus lente diversification de sa structure d’exportation. Au contraire, la structure d’exportation suisse apparaît beaucoup plus dynamique, traduisant une volonté d’adaptation aux changements de l’économie mondiale. En particulier, notre étude révèle la stratégie suisse de faire émerger de nouveaux biens correspondant aux innovations et avancées scientifiques de la 2nde Révolution Industrielle (produits chimiques et pharmaceutiques, couleurs, véhicules…).
Par conséquent, la France – à la lumière de l’expérience suisse – apparaît bloquée dans l’exportation de biens issus des secteurs traditionnels de son économie, sans pour autant montrer une volonté de modernisation ou d’adaptation des procès à la demande mondiale. Au contraire, la Suisse base sa stratégie sur l’exportation de produits traditionnels couplés avec des biens plus modernes. Dans les deux cas, la Suisse met en avant la nécessité de développer de nouvelles exportations tant dans les secteurs traditionnels que dans les secteurs émergents.
Nous pouvons trouver dans chaque pays, comme nous l’avons survolé ici, des explications particulières à la composition et l’évolution de la structure d’exportation. Si les caractéristiques institutionnelles propres à chaque pays sont importantes pour comprendre le commerce extérieur, il manque néanmoins une explication englobante, commune aux deux pays. Cette variable commune peut être la mise en place de mesures protectionnistes. En effet, la France et la Suisse ont expérimenté au 19ème siècle des phases plus ou moins fortes de protectionnisme. Dès lors, nous nous sommes interrogés sur le rôle des politiques protectionnistes dans la détermination de la structure des exportations et dans l’explication du différentiel de performances économiques entre la France et la Suisse.
Considérant la politique commerciale comme une institution structurante des économies au 19ème siècle, et en s’inscrivant dans le cadre de la théorie de la régulation, nous sommes partis de l’hypothèse qu’il n’y avait pas un mais des protectionnismes. La diversité des politiques protectionnistes s’explique en partie par la diversité des outils utilisés, des buts visés mais aussi par les compromis institutionnels ou des blocs « socio-politiques » différents entre les pays. Grâce à l’analyse des données du commerce extérieur et en faisant le lien avec l’évolution de la structure des avantages comparatifs des deux pays à l’exportation, nous sommes arrivés à la conclusion que la France a mis en place un protectionnisme que nous avons qualifié de « traditionnel », quand la Suisse mettait en place un protectionnisme « innovant ».
Le protectionnisme « traditionnel » français
L’analyse de la structure des droits de douane imposés par le gouvernement français entre 1850 et 1913 révèle que la stratégie protectionniste de la France peut se résumer en trois points saillants : un protectionnisme relativement élevé , un protectionnisme à dominante agraire et une protection majoritairement à destination des industries disposant déjà d’un avantage comparatif à l’exportation. Ce protectionnisme « traditionnel » français n’a pas réellement permis de moderniser les structures productives et exportatrices, préférant le statu quo au dynamisme. L’étude des archives parlementaires ainsi que l’analyse quantitative nous a permis de confirmer l’influence du secteur agricole – par le biais de groupes de pression constitué – sur la politique tarifaire française. La mise en place de ce type de protectionnisme peut être une variable explicative de la moindre croissance économique de la France, relativement aux autres pays européens ou aux pays émergents tels que le Canada, les Etats-Unis ou l’Argentine.
Le protectionnisme « innovant » suisse
La politique commerciale développée par la Suisse, en particulier à la fin du 19ème siècle, a été longuement analysée notamment par Cédric Humair. Notre étude vient en complément de son travail d’historien sur la construction politique et institutionnelle de cette politique commerciale, en particulier du rôle des associations faîtières et de la restructuration des forces productives autour de la défense du protectionnisme.
Le protectionnisme suisse peut ainsi se résumer en trois piliers : une protection modérée et sélective, la mise en place d’un protectionnisme de combat et la volonté de protéger les industries dans l’enfance.
Les deux premiers points sont bien analysés par la littérature scientifique. Ainsi, les droits de douanes moyen sur l’ensemble de la période étudiée ne dépassent pas 5% et la ventilation par secteur de ces droits de douane montre une différenciation des taux de protection par secteur. Ainsi, certains secteurs sont très taxés (Poteries, Verrerie, Tabac) avec des motivations fiscales, alors que d’autres ne le sont que très peu afin de limiter la hausse du coût de la vie pour les ouvriers suisse (c’est le cas de la protection des produits agricoles qui ne dépasse pas 2% et baisse sur la période). Des secteurs comme la chimie ou les objets mécaniques jouissent d’une protection modérée mais croissante sur la période. Concernant, la mise en place d’une stratégie de protectionnisme de combat, nous renvoyons à l’ouvrage de Cédric Humair.2 Pour le dire simplement, la Suisse décide de signer des accords commerciaux avec ses principaux partenaires, afin de sécuriser ses exportations. La signature de ces accords nécessite parfois pour la Suisse d’imposer son point de vue, au risque d’une guerre commerciale (comme ce fut le cas avec la France notamment). La stratégie de protectionnisme de combat a eu pour conséquence notamment de réduire l’incertitude sur les débouchés des industries exportatrices qui ont pu dès lors continuer leurs investissements productifs.
Le dernier pilier de la stratégie suisse est la mise en place d’une protection des industries dans l’enfance. Basée sur les travaux d’Alexander Hamilton ou de Friedrich List 3, cette stratégie vise à identifier des industries « de pointe », modernes et innovantes et de les protéger de la concurrence extérieure le temps pour elles d’être suffisamment compétitives. Si nous n’avons trouvé aucune mention explicite des deux auteurs précédents dans les archives parlementaires, l’analyse de données que nous avons menée est éclairante. En effet, grâce à l’élaboration d’une nouvelle méthode statistique, basée sur le test de causalité « à la Granger », nous avons pu démontrer que le protectionnisme mis en place à partir de 1886 par la Suisse visait à protéger en grande partie les industries de la seconde révolution industrielle – que l’on pourrait qualifier de « naissantes » ou tout du moins d’émergentes – telles que la Chimie ou la construction mécanique. Si les résultats se vérifient au niveau macroéconomique, nous avons détaillé notre analyse au niveau sectoriel. Ainsi, l’industrie des espèces chimiques et des objets mécaniques exhibent une relation causale qui va des droits de douanes vers les exportations avec un délai de 6 années. Cela signifie que les droits de douane ont pour conséquence de développer les exportations après 6 années. En revanche, l’industrie textile, des matières minérales ou du bois exhibent soit une absence de relation entre les droits de douane et les exportations, soit une relation dans laquelle se sont les exportations qui causent les droits de douanes. Cela traduit un protectionnisme « traditionnel » dans lequel on protège les industries déjà exportatrices.
Le protectionnisme et la spécialisation des économies sont des phénomènes économiques complexes. D’un point de vue économique, la question se pose de savoir quelles spécialisations les pays doivent développer et quelles conditions de politiques commerciales il est nécessaire d’appliquer afin de connaitre la plus forte croissance économique. Mais la complexité des phénomènes réside dans leur caractère non purement économique. La politique commerciale, en tant qu’institution humaine, sociale et politique, doit être considérée dans son ensemble pour être comprise. Loin de n’être qu’une décision économique, le choix d’une politique commerciale et celui de la spécialisation d’une économie sont issus d’une tradition historique et s’inscrivent dans un cadre institutionnel, temporel et géographique précis, un contexte au sens large, qu’il convient de bien analyser afin de les définir et de les comprendre. Ainsi, la politique commerciale et la spécialisation des économies sont déterminées par le cadre institutionnel dans lequel elles évoluent. Pour autant, en tant qu’institutions, celles-ci déterminent et font aussi évoluer le cadre institutionnel et permettent d’expliquer l’émergence d’autres phénomènes, qu’ils soient économiques ou non. Face à cette complexité, il est nécessaire de faire appel à l’interdisciplinarité pour tenter de comprendre un peu mieux les raisons qui poussent une économie à choisir une politique commerciale et à développer une spécialisation.
En s’inscrivant pleinement dans le champ de l’économie politique notre thèse a permis de confirmer la spécialisation à l’exportation de la Suisse à la fin du 19ème siècle, tout en précisant les produits et les industries concernées. Ainsi, parallèlement à l’intensification des exportations de produits traditionnels (tels que le textile haut de gamme par exemple), l’économie suisse a fait émerger de nouvelles spécialisations liées aux industries de la 2nde révolution industrielle. Cette évolution a été rendue possible en partie grâce à l’adoption de mesures protectionnistes ciblées. La combinaison vertueuse entre un protectionnisme « innovant » et la structure des spécialisations à l’exportation est l’une des explications de la croissance économique suisse après les années 1880.
Notes
1 Charles Léo, « Specializations in Switzerland in the Nineteenth Century: Evolution of Trade Patterns and Growth Model », Research in Economic History 36, 2020, pp. 1‑43. En ligne: <https://doi.org/10.1108/S0363-326820200000036001>.
2 Humair Cédric, Développement économique et Etat central (1815-1914). Un siècle de politique douanière suisse au service des élites, Peter Lang, 2004.
3 Hamilton Alexander, Report on the subject of manufactures, 1791; List Friedrich, Système national d'économie politique, Paris, édition de Henri Richelot, 1857.