Organisateur: Thomas Schwitter
Participants: Gerda Brunnlechner / Antonia Durrer / Joël Graf / Thomas Schwitter
Modération: Kerstin Hitzbleck
Comment est compris le concept de « global » au Moyen Âge, alors que le globe terrestre ne constitue pas une réalité géographique accessible ? En égard aux chrétiens de Terre Sainte, le global est une notion historico-culturelle, mais aussi un concept, défini par la papauté, la chrétienté, mais non pas par le monde. Comment l’Autre est-il alors considéré ? Quelle est la ligne de séparation entre le propre et l’autre, ou plutôt l’inconnu ? Les croisades et le « tourisme » des pèlerinages ont élargi l’image du monde, à une époque où l’image du monde familier se précise aussi, alors que de plus en plus de mappemondes entrent en circulation. Toutefois, la conception du monde d’un Croisé n’est pas en premier lieu cartographique : ce qui peut être atteint physiquement diffère de ce qui peut être représenté.
ANTONIA DURRER considère les deux types d’étrangers, chrétiens d’Orient et musulmans, présents dans les territoires latins en Terre Sainte. Dès 1300, les pèlerinages deviennent un véritable phénomène de masse, accompagnés de nombreuses descriptions de voyages, de villes et d’itinéraires. Les peuples des régions ainsi visitées sont décrits, mais en tenant compte de modèles préétablis.
Burchard de Monte Sions décrit la Terre Sainte vers 1283, Félix Fabre en 1483/4 avec aussi l’Égypte et l’Arabie. Fabre est né à Zurich et connaissait le récit de Burchard. Les deux démontrent une grande conscience des réalités des Chrétiens d’Orient, utilisent diverses sources, s’intéressent aux cérémonies et rituels spécifiques, et différencient les différents groupes d’Arabes.
Le rapport du pèlerin Théodorich, vers 1169-72, exposait déjà les confessions chrétiennes présentes dans l’église du tombeau (Latins, Syriaques, Arméniens, Grecs, Jacobins, Nubiens). La communauté chrétienne est ainsi présentée dans sa diversité.
Burchard adjoint les non-Chrétiens, nommant même les Sarrasins en premiers, les privilégiant ainsi par rapport à sa source qui inversait l’ordre. Il nomme Arabes, Bédouins (caractérisés comme non sédentaires) et Assassins (dotés d’une organisation différente et de tactiques de combats inhabituelles) : le regard est donc élargi et différentié. Des clichés, comme l’hospitalité sarrasine, sont mentionnés.
Félix cite les groupes de païens (gentiles) présents dans Jérusalem, plus les Juifs et les Maronites (chrétiens). Son image des Chrétiens d’Orient est assez négative, plus que dans Burchard qu’il utilise comme source (il critique même leur image trop positive chez Buchard). Il nomme les Mamelouks et les Assassins (qu’il reprend probablement de sa source, car ils n’ont plus d’influence politique à son époque). Il cite d’abord les deux groupes les plus riches, les Sarrasins et les Grecs, et finit par les Latins.
Les groupes du Proche-Orient sont souvent différenciés par leurs langues. Toutefois, si l’image s’affine, les connaissances chrétiennes sur l’Islam restent limitées. Les récits restent normatifs, fondés sur des sources usuelles et des lieux communs, complétés par quelques observations personnelles.
GERDA BRUNNLECHNER expose l’image élargie du monde donnée par la mappemonde génoise de 1457. Le modèle en est antique, mais l’Asie, qui s’impose comme de plus en plus vaste, est devenue progressivement plus difficile à représenter. En 1436, sur la carte orientée à l’est d’Andrea Bianco, l’Asie sort du cadre du monde. La carte de Gênes, orientée au nord, utilise la tradition des cartes castillanes de représenter les hommes et les animaux, mais en y adjoignant aussi des éléments tirés des récits sur Alexandre le Grand. Les zones scandinaves y sont mieux représentées, probablement grâce à l’utilisation de sources allemandes. Le relief de l’Afrique est probablement précisé grâce à des sources arabes (cap Bojador). Les cartes suivaient donc l’actualité des découvertes et utilisaient des sources contemporaines, grâce à la collaboration entre cartographes et marchands. Ces activités se reportaient aussi sur les milieux savants, transcendant les différences sociales.
Les humanistes regardaient les modèles antiques. Les cartes ptoléméennes ont un succès renforcé et cohabitent au XVe s. avec les cartes médiévales traditionnelles. Divers formes sont parfois combinées. Un dialogue s’engage ainsi entre les autorités antiques et les témoignages des voyageurs contemporains. La carte de 1457 précise ainsi quand des marins démentent des indications des cosmographes. Son cartographe se fait ainsi témoin de la parole d’un autre, sans se porter lui-même témoin visuel.
Des clichés demeurent : maisons mongoles sur chariots, chefs orientaux assis sur des tapis. L’image d’un Extrême-Orient sous domination mongole, comme à l’époque de Marco Polo, est encore prise pour une réalité (ainsi la Chine sous la domination des fils du Grand Khan), bien qu’incorrecte depuis 1396. L’information n’a donc pas circulé en Europe, même si certains souverains (Timus dans la région caspienne) se mettent en effet en scène comme des Mongols. En Inde, le prêtre Jean est encore représenté, espoir de reprise chrétienne. La carte répond donc aux représentations et espoirs du cartographe ou de son commanditaire.
Le plus surprenant pourrait être l’Asie, dont un quart reste vide. Par prétention à la véracité historique, il y est porté l’indication de Magog et Gog, désignés comme peuple des nains, et lieu de la naissance à venir de l’Antéchrist. Une tonalité eschatologique qui est peut-être aussi un renvoi à la menaçante présence turque (en lien avec les villes catalanes bien représentées pour signaler la Reconquista).
Une telle carte montre comment se mêlent tradition et expérience actuelle, représentation de l’étranger mais aussi image politique contemporaine, le tout dans un esprit de continuité et une tonalité en dernier recours chrétienne (mais non plus un totalitarisme chrétien comme sur les cartes dites « Beatus » du VIIIe s.). C’est bien ainsi qu’en croyant rejoindre le Kahn, Christophe Colomb pensa être arrivé au Paradis.
THOMAS SCHWITTER s’enquiert de la présence du Nouveau Monde dans les mentalités du XVIe siècle. Les textes médicaux et botaniques s’y intéressent avant tout. Avant 1550, il n’y a que peu de publications en France à ce sujet, moins de la moitié du volume italien ou espagnol ; elles ne deviennent conséquentes qu’à la fin du siècle. Ainsi, même le texte d’un français comme Jacques Cartier, publié en France pour la première fois en 1545, fut réédité deux fois en Angleterre avant sa seconde édition française, à la fin du siècle. Les récits des voyages de Jean Alphonse connaissent également une plus grande réception hors de France. Le manque d’attrait des milieux lettrés et scientifiques français explique cette ignorance partielle. Certaines voix s’élèvent contre les politiques d’expansion espagnoles ou les interventions italiennes au Nouveau Monde, mais la royauté française n’y réagit pas.
Cartier ou Alphonse sont publiés sur des presses de la périphérie ; ils ne sont pas d’actualité à Paris ou Lyon. Même les milieux universitaires français s’intéressent peu au Nouveau Monde, pour certains, parce que la France participa peu aux Grandes Découvertes. Il n’y eu pas non plus d’édition imprimée de Marco Polo, Ptolomée ou Mandeville en France avant 1500. La France n’a guère de velléités coloniales, alors que justement, depuis le XIIe s., il y a un gros travail sur l’antiquité et l’histoire propre des Français, renforcé en cette fin de XVe s. par les conflits avec l’Empire, exacerbant le nationalisme. Il n’y alors plus de place pour une appréhension plus globale.
JOËL GRAF s’intéresse à la tolérance religieuse dans le Nouveau Monde. En 1540, le conseil de l’Inquisition décide que les natifs d’Amérique, fraîchement convertis, n’avaient pas encore pu comprendre la totalité de la religion, et qu’il fallait les instruire par l’amour plutôt que par la dureté, au contraire de la pratique en Espagne, mais aussi contre les Espagnols vendant des indulgences aux natifs d’Amérique. Cela marque une rupture pour l’Inquisition espagnole, en charge du Nouveau Monde, elle qui s’est formée dans le contexte de la Reconquista, qui l’a vue confrontée à de grandes masses de nouveaux convertis (Juifs ou Musulmans).
Au début du XVIe s., l’Inquisition, fraîchement établie au Mexique, se montrait bien plus dure. Pour préserver la pureté de la foi, elle lutait contre la sorcellerie et la bigamie – la notion de « protéger les Indiens » ne vint que plus tard. Rasage, fouettage, renonciation publique et autodafé (jusqu’à 40 codices en une occasion) furent les moyens usuels. De gros procès eurent lieu, et le chef de l’Inquisition dû aller s’en expliquer en Espagne ; il revint avec la charge d’évêque. Deux tribunaux officiels sont fondés au Mexique en 1570 et la persécution des Mayas cesse en 1579. Il existera même des juges indigènes, bien qu’au pouvoir limité.
Il y a donc eu une tentative d’appréhender le nouveau (les non-Chrétiens Américains) avec l’étranger familier (Juifs et Musulmans ibériques). L’instauration des tribunaux marque la fin de la tentative d’intégration et l’acception des indigènes comme un corps étranger dans la société. C’est en comprenant qu’un monde dénué d’hérésie était impossible que le modèle colonial s’est mis en place.
Il est noté durant la discussion que l’historiographie espagnole n’a pu commencer à porter un regard critique sur l’histoire espagnole qu’à partir de 1970.
Antonia Durrer: Die Erweiterung und Ausdifferenzierung der Fremdwahrnehmung in den christlichen Pilgerberichten des Mittelalters
Gerda Brunnlechner: Die Erweiterung der Welt – Kartographische Reaktionen am Beispiel der so genannten Genueser Weltkarte von 1457
Thomas Schwitter: Die Wahrnehmung des ‹globalen› Raumes und des Fremden in der Historiographie und der Kosmographie, 1450–1550
Joël Graf: Das Neue im Westen: Inquisition und Indigene in Spanisch-Amerika