The Swiss portal for the historical sciences

Des manuscrits antiques à l’ère digitale : lectures et littératies

Autor / Autorin des Berichts: 
Etienne Guilloud (Unil)



Citation: Guilloud Etienne, « Des manuscrits antiques à l’ère digitale : lectures et littératies », infoclio.ch comptes rendus, 2011. En ligne: infoclio.ch, <http://dx.doi.org/10.13098/infoclio.ch-tb-0009>, consulté le


Du mardi 23 août au jeudi 25 août, l'Université de Lausanne a eu le privilège d'héberger le premier colloque sur les Humanités Digitales de Suisse Romande. L'enjeu de cette rencontre, intitulée Des manuscrits antiques à l'ère digitale : lectures et littératies, était de poser des balises pour l'entrée du monde scientifique francophone dans l'ère digitale en s'appuyant principalement sur l'édition critique des textes antiques et la culture.

La série de conférences s'est ouverte avec une introduction par Philippe Moreillon (vice-recteur Université de Lausanne) qui a partagé comment les Humanités Digitales ont acquis une importance dans son domaine d'étude, la biologie, permettant au sciences dures de s'y enrichir. Après avoir présenté brièvement comment les bibliothèques se sont inscrites dans un développement allant de la centralisation à la fission, pour aboutir à la fusion, il a expliqué en quelques mots comment il était possible de décrire le génome d'une langue. Par extension, il a montré comment une « linguistique des génomes » pouvait permettre à la biologie de mieux comprendre l'univers dans lequel elle s'inscrit. Mais suite à ce léger détour, il a glissé quelques mots pour parler de l'évolution d'internet et en particulier d'un tournant de cette évolution nommé « la conscience d'internet ».

Claire Clivaz (Université de Lausanne) a eu l'honneur d'ouvrir les débats avec une conférence qui visait justement à faire prendre conscience du fait que l'entrée dans l'ère digitale s'est déjà amorcée au cours de la dernière décennie et que maintenant, il s'agit de se pencher plus précisément sur les bouleversements que cela implique sur notre rapport aux connaissances. À la suite d'une présentation de la bible polyglotte imprimée d'Elias Hutter datant de 1599, qui nous est parvenue dans une configuration différente selon les témoins, avec l'inclusion ou non d'un texte apocryphe, l'épître aux Laodicéens, prouvant ainsi qu'un livre n'est pas toujours un livre, l'exégète se pose la question suivante : pourquoi ne prenons-nous pas conscience de cette phase de transition qui nous (r)amène à la pluralité des littératies ? Une réponse est proposée à travers une interrogation sur l'identité de l'ère actuelle, qui ne peut se définir que par rapport à l'ère qui la précède ; l'ère qui s'achève pourrait bien avoir été l'ère chrétienne, malgré les soucis de sa délimitation précise, et on peut observer que l'ère digitale sera celle où l'expression se fera peut-être par la virtualisation et non la littérature.

En conséquence de cette nouvelle modalité d'expression, c'est une pratique nouvelle de lecture que Christian Vandendorpe (Université d'Ottawa) s'est proposé d'étudier. En effet, la lecture aujourd'hui a migré d'un support papier vers le support de l'écran, offrant ainsi des nouveaux médias tels que le son, l'image ou la vidéo, qui viennent enrichir le texte. Fort de ce constat, enrichi, entre autres, par Roland Barthes qui expliquait que c'est la mise en récit d'un texte, son intrigue, qui permettait à la fabrique du sens de s'enclencher, le chercheur canadien constate que la lecture continue, sublimée dans l'art du roman, est en train de céder le terrain à la lecture « étoilée » qui grappille des informations éparses et dont la mise en récit dépend de critère subjectifs et non plus objectifs. En réalité, cette lecture ne serait autre qu'une actualisation de la lecture « ergative » (néologisme proposé par Vandendorpe pour parler d'une lecture qui s'oriente en fonction d'un certain travail) du temps des Lumières mais qui s'étendrait à d'autres supports que le simple texte écrit. La quête de vérité ne se pense plus en fonction d'un logocentrisme, qui est réduit à la sphère de la recherche d'informations, mais en fonction d'un nouveau langage sonore et visuel qui se donne à travers l'écran.

Pour faire suite à cet apport sur l'acte de lecture, Frédéric Kaplan (Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne) s'est penché sur le support de lecture, c'est-à-dire le livre. À partir d'un exemple offrant certaines similitudes avec le livre, la carte géographique, il a mis en évidence le processus de machinisation dans lequel s'inscrit presque inévitablement le livre. Ce processus a pour finalité d'inscrire un objet dans une certaine fonction qui lui est propre et qui suffit à le définir complètement, ainsi, une carte devenue machine comme Google Maps n'a plus qu'une fonction de carte ; elle ne peut plus servir de protection contre la pluie comme une carte papier qui est encore au stade de l'outil. Mais le livre n'a pas encore atteint ce stade et d'ailleurs il se distingue de la carte en ce qu'il a une dimension de plus, ce qui lui permet d'organiser un discours dans l'espace : le livre a une fonction « architecturante ». À partir de là il faut distinguer le livre de l'encyclopédie : alors que le livre organise un discours, l'encyclopédie englobe le monde. En conséquence, l'encyclopédie décompose le livre en noeuds sémantiques afin d'en extraire des contenus en vue d'une standardisation, tout en s'interrogeant sur les pratiques de lectures afin d'en tirer des « reading analytics ». Le livre demeure ainsi une entité fermée contenant des données qui peut donc, contrairement à l'encyclopédie, innover, mais dont la forme actuelle est aujourd'hui menacée et l'avenir seul pourra nous dire quel sera le livre de demain.

En guise de conclusion à cette première journée, Philippe Kaennel (Université de Lausanne) a illustré par de nombreux exemples les bases d'une littératie visuelle. La figure centrale de cette conférence était l'illustrateur Gustave Doré qui symbolise la rencontre entre la sphère de l'écrit et celle de l'image. On retrouve en effet sur le monument à Dumas de Doré une représentation des agents de la lecture, à savoir l'auteur, Alexandre Dumas, le lecteur, symbolisé par une scène d'une femme faisant la lecture à un forgeron et à un étudiant, et le texte, imagé par D'Artagnan. Quand l'illustrateur décide d'illustrer des livres à une époque où la mode était à l'édition bon marché et à grande échelle des livres, il fait le pari que ses livres imagés, au format luxueux, portent en eux assez d'intérêt pour garantir leur propre succès. En réalité, le travail d'illustration de Doré équivalait à populariser l'acte de lecture en stimulant l'imagination, ou la littératie, octroyant ainsi au lecteur, ou à l'auditeur, une fonction d'auteur. En effet, la littératie est l'aptitude à saisir et comprendre l'écriture dans la vie courante et par extension, la littératie visuelle est la capacité à saisir des contenus visuels en vue de les communiquer à d'autres. Ainsi, le conférencier a conclu en invitant les pédagogues de demain à utiliser abondamment le langage des images pour transmettre des savoirs.

Suite à ces conférences sur le livre, la lecture et le lecteur, il devenait pressant de parler du langage. C'est cette tâche qu'a relevé Holt Parker (Univeristé de Cincinnati) en posant la question suivante : que font les philologues ? D'une certaine manière, la réponse à cette question est à chercher du côté du sens du texte, le langage étant tout simplement la porte d'entrée vers ce sens. Tant que l'on reste au niveau de l'auteur, le texte n'est qu'un squelette ; c'est le lecteur qui fait vivre le texte. Ainsi, le rôle de l'expert est d'ôter les obstacles du texte afin de permettre au lecteur d'y accéder le mieux possible. On peut donc en déduire que le travail du philologue est de donner au lecteur contemporain toutes les informations que l'auteur estimait connues par son lectorat originel. La question demeure de ce qui distingue le philologue du critique littéraire ; pour Holt Parker, c'est avant tout l'approche historique qui définit le travail philologique. Et c'est cette optique-là qui lui permet d'affirmer que la philologie se trouve au coeur de archéologie, qui est elle-même au coeur de l'anthropologie ; cette hiérarchisation lui fait dire, avec le sourire, que la philologie devrait être considérée comme étant la reine des disciplines. En guise de conclusion, le rôle de la philologie est de déplacer le texte afin de l'éloigner de l'auteur pour le rapprocher du lecteur.

François Bovon (Université de Harvard) a ensuite pris la parole afin de rappeler l'importance du facteur humain dans le monde grandissant des humanités digitales, à travers un parcours autobiographique du travail de l'exégète. En résumé en le conférencier a mis en lumière à quel point le monde des manuscrits était en plein évolution. En effet, il y a quelques années, la matérialité était encore le facteur fondamental dans l'étude des manuscrits ; les textes n'étaient disponibles qu'en consultation stricte et surveillée dans les grandes bibliothèques (Vatican, Mont Athos, Sinaï, ...). Cette matérialité était, et reste, selon Bovon, précieuse afin de voir les filigranes, l'emplacement (posé ou suspendu) des lettres ainsi que leurs formes, et bien d'autres choses. En fait, tout le monde de la paléographie ne peut pas vraiment se défaire de la base matérielle. En l'état actuel, l'ère digitale offre une quantité fantastique d'outils précieux et performants tels que des concordances ou des lexiques, mais il se pose encore la question de l'édition et de l'apparat critique. En guise de conclusion, le chercheur a insisté sur le fait que l'accès quasi universel aux manuscrits ajoute une énorme responsabilité pédagogique aux exégètes.

Un excellent exemple de l'édition critique d'anciens manuscrits est le projet du « Homer Multitext » présenté par Mary Ebbott (Université de Boston) et Leonard Muellner (Université de Boston). Ce projet est un outil sous licence Creative Commons qui permet d'avoir un accès à des versions numérisées du texte d'Homère sous un angle intertextuel ou multitextuel. Les manuscrits en eux-même sont des hypertextes car ils sont remplis de différents niveaux de scholies qui commentent les vers. La question principale qui émerge de ce texte est la suivante : comment ce texte peut-il et doit-il être lu ? Si la réponse pose problème c'est en raison du fait que le texte est avant tout la mise par écrit d'une tradition orale qui n'est devenu un texte fixe que très tardivement ; ainsi le poème original s'est retrouvé dissipé et réinventé dans chacune des récitations du poème. Il n'est donc pas possible pour un livre de représenter adéquatement une oeuvre de poésie orale, mais le Homer Multitext, étant donné qu'il donne un accès à différents niveaux de lecture, à travers une cartographie des scholies, en permet la lecture.

Poursuivant le même sujet mais dans le champ des études du Nouveau Testament, David Parker (Université de Birmingham) a expliqué que le tournant dans l'ère digitale n'était pas une révolution aussi importante que la transition du rouleau vers le codex. En effet, cette étape de l'évolution du support textuel a radicalement changé la perception de la notion d'oeuvre ; les citations, devenues plus courtes, se retrouvaient mises en comparaison avec le reste du texte. La linéarité se mua en relativité. Ainsi, le statut du texte ne change pas dans l'ère digitale, mais la grande différence est que de nouveaux outils font leur apparition et améliorent le rendement de la recherche en s'occupant des tâches importantes et fastidieuses, telles que la conception de concordances ou l'analyse de grandes quantité de textes, permettant ainsi au chercheur de se concentrer sur son travail de philologue, et, plus important, de travailler avec des équipes de spécialistes grâce à la puissance nouvelle du réseau.

Retour à l'Antiquité Grecque avec David Bouvier (Université de Lausanne) qui présenta la révolution que le livre représentait pour les anciens Grecs. Après avoir brièvement retracé l'histoire du texte écrit de Platon au Moyen-Âge, il a montré l'importance, du livre, c'est-à-dire du mythe du livre original, dans plusieurs cultures, y compris la nôtre, mais pas chez les Grecs. En effet, la culture grecque était une culture ancrée tant rituellement, que temporellement ou géographiquement, et à Athènes, plusieurs formes de mémoires cohabitaient sans se mélanger. Ainsi, l'apparition du livre vient rompre avec cet ordre établi, permettant par exemple la lecture de Sappho à un autre moment que lors du banquet. Mais il faut nuancer ce propos, car le patrimoine grec n'était pas figé mais se renouvelait en se réécrivant à la manière d'un palimpseste ; une tradition venant se superposer à une autre ne laissant pas transparaître la précédente. Ainsi, ce n'est pas l'écriture qui dérange la Grèce antique, mais bien le support d'écriture qui va permettre aux paroles de s'envoler et aux écrits de rester. C'est d'ailleurs une des principales critiques que Platon place dans la bouche de Socrate : le livre peut être porteur d'une très belle et noble parole, mais il ne pourra jamais prétendre atteindre le niveau supérieur du discours qui est le dialogue. Platon est le premier qui prend conscience du risque du livre, qui est le fait que le livre doive réinventer des techniques de rhétoriques ; l'écriture invite à inventer le support, le support invite à réinventer l'écriture.

Faisant suite au beau monde des idées grec, David Hamidovic (Université de Lausanne) a pris la parole pour illustrer certaines facettes pragmatiques de l'ère digitale dans le monde biblique. En effet, un des soucis dans la recherche sur les manuscrits de Qumran est que les diverses bases de données ne sont pas compatibles en elles et le prix que coûterait la mise en place d'une base de données complète par rapport au nombre potentiel d'utilisateurs n'encourage pas vraiment les éditeurs donc pour l'instant, on ne peut pas se passer du livre. Il n'est par exemple toujours pas possible de comparer les textes de Qumran avec les textes bibliques, rabbiniques et autres apocryphes des deux testaments. Par contre, certains outils existants se révèlent déjà très précieux, tels que les logiciels qui permettent d'analyser une certaine graphie et d'en tirer l'alphabet d'un certain rédacteur afin d'essayer de reconstruire un texte fragmentaire avec une meilleure probabilité qu'en le faisant manuellement.

La dernière conférence du colloque était assurée par Jean-Yves Mollier (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, France) qui a mis en lumière le fait que la lecture est une pratique qui n'avait jamais été une évidence. Ce qui est par contre observable, c'est que l'évolution des moyens d'accès à la culture a toujours essayé d'ouvrir de plus en plus la lecture à des grandes franges de la population. Concernant le livre, sa conclusion est qu'il a atteint ses limites et qu'internet est devenu un livre dématérialisé offrant la liberté de lecture. Mais bien qu'étant crainte, redoutée et honnie par les dictatures et totalitarismes, la lecture n'est promesse de libération que si pratiquée avec distance par rapport aux schémas de pensée où on veut l'inscrire. Ainsi, on peut penser que la lecture continuera de favoriser la stimulation des idées. C'est avec ce stimulus qu'il mit fin à sa conférence, mais la discussion qui s'ensuivit vint peut être apporter le mot de conclusion du colloque en faisant le lien entre actualité et ère digitale. Peut être que le tournant de la civilisation n'est pas forcément le printemps arabe mais la chute de News of the World et de Murdoch. C'est bien le signe que le compte-rendu de l'actualité de demain ne se joue plus dans l'imprimé mais sur internet ou d'autre médias encore inconnus. Le but de la lecture est d'aider l'homme à vivre mieux, donc il est presque logique qu'elle devienne gratuite. Nous sommes actuellement dans une coupure épistémologique : on utilise encore des concepts pensés pour décrire l'histoire pour parler du présent et du futur.

Event: 
Des manuscrits antiques à l’ère digitale : lectures et littératies
Organised by: 
Claire Clivaz (Unil), Jérôme Meizoz (Unil), et François Vallotton (Unil)
Event Date: 
23.08.2011 to 25.08.2011
Place: 
Anthropole, Université de Lausanne
Language: 
f
Report type: 
Conference