Organisateurs: Mari Carmen Rodriguez, Pierre Raboud
Participants: Mari Carmen Rodriguez, Pierre Raboud
Commentaire: Ludovic Tournès
La culture joue un rôle important dans l'activité du pouvoir étatique. Forgée dans les coulisses du pouvoir, elle participe à sa mise en scène et à la diffusion des normes qui ont reçu son blanc-seing. Dans cette session modérée par LUDOVIC TOURNÈS, la notion de culture est à comprendre au sens large, comme l'a définie Frank Robert : «[...] ensemble des représentations collectives propres à une société, ainsi que leur expression sous forme de pratiques, de modes de vie et de productions symboliques» [1].
Ces dernières années, l’histoire culturelle a surtout étudié les mécanismes d'instrumentalisation de la culture par le pouvoir de la part des régimes autoritaires et totalitaires du XXème siècle. Ce panel des Journées suisses d'histoire a eu pour objectif d'élargir cet axe de recherche à la seconde moitié du XXème siècle à travers deux cas d'étude : les diverses dimensions de la muséalisation de la guerre civile en Espagne depuis Franco et le travail de neutralisation du politique par la culture auquel se sont livrés les états allemand, français et suisse durant les années 1980.
La session a commencé par l'intervention de MARI CARMEN RODRIGUEZ, qui a montré comment, en Espagne, l'usage d’un passé traumatique a produit des représentations de la nation oscillant entre une légitimation de la violence et une rhétorique de la paix. Dans cette geste politique, la mémoire de la guerre civile fait l'objet d'une guerre symbolique de la mémoire. La contribution, qui étudie cette thématique dans quelques espaces muséaux et commémoratifs, s'inscrit dans la continuité d'un travail de recherche dirigé par Frédéric Rousseau, qui a aboutit à deux ouvrages collectifs parus en 2012 et 2013 [2].
Une première strate mémorielle et muséale prend forme durant la guerre elle-même. Le musée public, ce « partage fondateur » qui, selon Dominique Poulot, occupe une place capitale dans la gestion du patrimoine des nations en construction depuis le XVIIIe siècle, s’intègre à la fabrique territoriale et identitaire du « nouvel état » franquiste [3]. En témoigne le musée de la guerre de Saint-Sébastien, réalisé en 1938 à l'initiative du général Franco dans un ancien casino style Belle Époque. Sur le modèle des narrations d'autres régimes autoritaires de l'Europe des années trente, la violence et le sacrifice y sont présentés comme des moyens légitimes et nécessaires de fonder la « Nouvelle Espagne ». Un déploiement d'armement ancien et moderne, franquiste et pris à l'ennemi, est exposé dans un tableau de chasse patriotique au service d'une «guerre juste».
L'usage que Franco fait du passé traumatique au cours des hostilités se manifeste aussi dans d'autres espaces comme les ruines de guerre, dont l'Alcázar de Tolède est sans doute la plus illustre réalisation. Scène hautement symbolique pour les nationalistes espagnols, il véhicule des valeurs idéologiques locales, nationales et transnationales. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Ciano (ministre des Affaires étrangères de Mussolini), Pétain (nouvel ambassadeur de France auprès de Franco) et Himmler s'y rendent à l'occasion de visites officielles aux allures de pèlerinages politiques. La circulation des idées entre les nations prend également une autre forme lorsque, pour le 1er avril 1940, Franco exprime le souhait de célébrer le premier anniversaire de la victoire des insurgés par la création d'un espace commémoratif. Il élabore un projet d'ossuaire à construire à Valle de los Caidos (la vallée de ceux qui sont tombés) qui s'inspire du monument funéraire aux combattants de Verdun.
Les premières défaites de l'Axe en 1942 entraînent le repositionnement du régime franquiste et la redéfinition de sa politique mémorielle. Franco se désolidarise du fascisme italien, du national-socialisme allemand et articule l'activité de son gouvernement autour d'un anticommunisme et d'un catholicisme davantage compatibles avec un bloc occidental en pleine formation. A partir des années 1950, il décide d'intégrer les organisations internationales, abandonne ses allures vindicatives et s'engage dans la voie de la réconciliation. Le mythe de la guerre providentielle est supplanté par celui d'une « guerre fratricide » où tous les Espagnols sont coupables. Avant l'inauguration du nouvel ossuaire de Valle de los Caidos en 1957, Franco ordonne l'exhumation des restes des Républicains dans toute l'Espagne afin qu'ils soient placés auprès des ossements des victimes franquistes. Cependant, le monument trahit une application sélective de la nouvelle politique de cohésion du régime. Le mausolée contient une coupole où figurent des représentants de l'armée franquiste reconnaissables à leur bannière et accueillis au paradis par le Christ et les saints. Une croix de 150 mètres de haut surplombe l'édifice et garantit une visibilité symbolique à quarante kilomètres à la ronde.
En 1975, le décès de Franco inaugure une « transition démocratique » qui fait la promotion du consensus et de l'amnistie jusqu'à l'alternance socialiste (1975/7–1982). Le pouvoir essaie d'éviter une nouvelle guerre civile dont le coup d’État de Tejero en 1981 a rappelé le risque. Dans les musées militaires, cette politique de prévention se traduit par un récit de la guerre réduit à sa plus simple expression et concentré sur « l'action humanitaire » des forces armées. Mais les mesures prophylactiques du gouvernement ne suffisent pas à empêcher la guerre que les deux camps continuent de se livrer sur le champ de la mémoire. Des batailles éclatent à plusieurs reprises, par exemple lorsque le Parti Populaire accède au pouvoir en 1996, ou encore lors des années 2000 quand des descendants de victimes du franquisme demandent des réparations. Dans cette période de fabrication du consensus, quelques exceptions sont à signaler dans les régions « périphériques ». Guidés par une volonté d'autonomie, plusieurs établissements comme le Musée d'Histoire de la Catalogne, créé au milieu des années 1990, ou le Musée de l'Exil à la Junquera (situé à la frontière franco-espagnole), prennent le contre-pied du gouvernement central. La guerre civile y est exposée avec moins de concessions. Les propagandes concurrentes y sont déconstruites par le fait même de leur juxtaposition.
Finalement, Mari Carmen Rodriguez insiste sur les difficultés d'interprétation provoquées par l'éclatement du paysage mémoriel contemporain. Du reste, alors que la commémoration des 80 ans du début du conflit approche, aucun musée central n'a encore vu le jour, ce qui montre le caractère sensible que cette mémoire conserve dans les esprits jusqu’à présent.
PIERRE RABOUD commence son intervention en déclarant s'être inspiré d'Antonio Gramsci, qui dans ses Cahiers de prison prolonge le travail d'analyse de Marx sur le terrain de la culture. Il s'agit de mettre en lumière la manière dont le pouvoir se sert de la culture afin d'imposer son hégémonie et ses significations depuis la fin des années 1970. À cette époque, les sociétés européennes connaissent un ralentissement de la croissance économique et la fin du plein emploi. Les partisans d'un libéralisme nouveau et radical s'attaquent à l’État-providence et travaillent à la fabrication d'un nouveau consentement populaire qui s'enracine rapidement et solidement dans le terreau social. L'un des principaux outils de cette « servitude volontaire » prend la forme du « tout culturel ».
En Allemagne, en France et en Suisse, l'analyse des documents officiels relatifs aux pratiques de soutien et de répression des mouvements sociaux révèle que les États ont élaboré et mis en œuvre une stratégie de dépolitisation de l'engagement politique populaire à travers leurs politiques culturelles. Résultat : dès le début des années 1980, on observe une baisse des luttes sociales et de la syndicalisation.
La pacification de la vie sociale passe par l'intégration des cultures alternatives. Alors que dans un premier temps, par exemple, les pouvoirs publics condamnent la culture punk, elle finit par être acceptée, parce que les agents économiques la récupèrent et la normalisent. Le punk est d'abord phagocyté en Allemagne de l'Ouest dès 1976, en devenant un produit comme un autre de la société de consommation. Il ouvre l'accès au plaisir et à la mode. Il se métamorphose en Neue Deutsche Welle, sous-genre sans dimension politique ni subversive, une activité réduite à un divertissement culturel.
Cette logique de diversion et de dépolitisation se retrouve aussi ailleurs. Sigmund Widmer, le maire de la ville Zurich, soutient en 1981 la mise à disposition de la population d'un espace autogéré et la dépénalisation de la drogue. Il justifie son action par la nécessité de proposer des solutions à une jeunesse incapable d'affronter une crise liée à son âge et aux difficultés d'adaptation aux bouleversements provoqués par la modernité et la vie urbaine. Les jeunes et leurs problèmes sont présentés comme apolitiques, ce qui a pour effet de casser les mouvement politiques de contestation. Aux yeux de la Confédération, la politique de Sigmund Widmer est si efficace qu'il est nommé à la présidence de Pro Helvetia (1986 - 1989), organisme chargé de la propagande culturelle de la Suisse. De son côté, dans un rapport qui date de 1981, le gouvernement de l'Allemagne de l'Ouest conseille de s'inspirer de la méthode suisse.
En France, le pouvoir d'adaptation du capitalisme présente la notion de réduction culturelle comme un vitalisme culturel supposé permettre à tous de s'exprimer par la création individuelle. En 1982, Jack Lang exprimera cette vision par la formule « la culture et l'économie, c'est un même combat. » La culture se transforme en un moyen de dynamiser l'économie. En brouillant la frontière entre production et réception, celle qui séparait les dominés des dominants finit par s'estomper.
À la fin de l'exposé de Pierre Raboud, Ludovic Tournès initie la discussion par une série de remarques. Premièrement, il replace la relation ambiguë entre le pouvoir et la culture dans la longue durée. Il rappelle que l'interventionnisme du politique dans la culture a commencé avant le XXème siècle, que le processus s'est accéléré avec l'apparition des états totalitaires, et qu'il a continué au sein des états démocratiques après la Deuxième Guerre mondiale. Deuxièmement, il faut distinguer entre affaires intérieures et politique étrangère des États. Par la diplomatie culturelle, l’État s'arroge le pouvoir de définir et de la présenter sa culture à l'étranger. Il choisi ce qu'il présente. Par exemple, durant la guerre froide, les États-Unis exportent davantage l'expressionnisme abstrait et le jazz. Or, cette prescription influence ce qui se passe à l'intérieur de l’État. Dans le cas du jazz, il est d'abord promu à l'extérieur puis dans un second temps à l'intérieur du territoire national. Finalement, Ludovic Tournès pose la question des limites de la prescription étatique en rappelant que parfois l'influence échappe aux pouvoirs politiques. Les acteurs privés peuvent aussi produire du pouvoir et de la prescription.
_____________________
[1] « Conclusion », in Dulphy Anne, Frank Robert, Matard-Bonucci Marie-Anne, Ory Pascal (éd.), Les relations culturelles inernationales au XXe siècle. De la diplomatie culturelle à l'acculturation. vol. 10, coll. Enjeux internationaux, Bruxelles : P.I.E. Peter Lang, 2010, p. 669.
[2] Frédéric Rousseau (dir.), Les présents des passés douloureux : Musées d'histoire et configurations mémorielles, Paris : Michel Houdiard Editeur, 2012 et Julien Mary et Frédéric Rousseau (dir.), Entre Histoires et Mémoires. La guerre au musée. Essais de Muséohistoire (2), Paris, Michel Houdiard Editeur, 2013.
[3] Poulot Dominique. La morale du musée : 1789-1830. In Romantisme, 2001, n°112. La collection, p 23.
Aperçu du panel:
RODRIGUEZ Mari Carmen, La « guerre d'Espagne » au musée : du récit hégémonique franquiste aux brouillages postfranquistes.
RABOUD, Pierre. Le tout culturel, projet étatique de neutralisation du politique dans les années 80.