A l’occasion de l’anniversaire des quarante ans d’existence de la fondation Bodmer (Cologny, GE), M. George Steiner, professeur honoraire de l’Université de Genève, a prononcé le 15 novembre 2011 une conférence sur l’avenir du livre. Devant un auditoire composé d’étudiants, de professeurs et de bibliophiles, G. Steiner a délivré une leçon passionnante sur l’histoire du livre et de la lecture. Comment notre civilisation se définit-elle dans ses rapports au Texte et comment les transformations apportées par le numérique changent les attributs essentiels du livre et de la lecture ? Quelles sont, ou plutôt quelles devraient être, les principales conditions pour une lecture bien faite?
C’est à la Renaissance – qui voit naître de grandes bibliothèques privées et d’érudition – que le livre consolide son statut d’objet précieux, que l’on veut posséder. Ainsi Erasme, nous dit G. Steiner, se vantait d’être le possesseur des livres qu’il citait. Possession donc, mais transmission également. Souvenons-nous de ces admirables réseaux de circulation du savoir à l’œuvre au sein de la République des Lettres : par le biais d’échanges épistoliers, les humanistes se prêtaient leurs livres, ils les lisaient et annotaient à plusieurs mains, à tel point qu’un personnage comme Jean Grolier avait comme ex-libris Jo. Grolerii et amicorum – Grollius et ses amis.
La constitution d’une bibliothèque impose l’organisation d’un espace adapté à la lecture: où et comment lire ? La lecture appelle l’organisation d’un espace clos, où l’on s’enferme, avec Montaigne, pour chercher le silence. Aujourd’hui, rares sont ces espaces privés, dédiés entièrement à la lecture. Qui a encore le luxe de posséder sa propre bibliothèque? Où trouver le silence ? Nous sommes désormais entourés de bruits interminables. Les enfants apprennent à lire en regardant la télé et en écoutant de la musique. Même les bibliothèques se transforment en lieux de rencontres, où l’on échange les étagères contre des fauteuils, les bureaux contre des tables basses. Dans le contexte d’une civilisation toujours plus impatiente et bruyante, le silence est devenu une menace tandis que la lecture soutenue tend à disparaître. Et pourtant, rappelle G. Steiner en adaptant une phrase célèbre de Nietzsche, la philologie c’est l’art de lire et de relire … lentement.
L’avenir du livre dépend donc de l’art d’une lecture bien faite. Mais sait-on toujours bien lire, assaillis que nous sommes par les résumés, les transpositions et les simplifications de type « digest », la fragmentation et l’éparpillement encouragés par la multiplication des supports de lecture, les écrans d’ordinateurs, les Kindle, les iPad? Serait-ce là le crépuscule du livre annoncé en 1911 par Paul Valéry : « Le temps du livre s’en va » ? La réponse (attendue) est évidemment négative, et G. Steiner rappelle que la foire de Francfort a recensé en 2010 plus de 300’000 nouveaux livres, tandis que le succès mondial d’Harry Potter continue de surprendre.
Les transformations numériques, estime G. Steiner en citant l’Après le livre de François Bon, font partie d’une (r)évolution « binaire ».
D’un côté, nous assistons à la démultiplication des supports d’impression et par conséquent des modes de production et de consommation de textes. La publication spontanée, sur le Web ou par des impressions sur demande (le « print on demand »), l’auto-publication sur les blogs ou carnets numériques, les interactions à travers les réseaux sociaux, Facebook ou Twitter, constituent des formes de retour à l’oralité, aux échanges personnels et éphémères. Par cette hypothèse, G. Steiner retourne au premier point de sa leçon, consacré à l’importance de l’oralité qui, avant même l’expérience de l’écrit et de la lecture, faisait naître les mythes fondateurs de notre civilisation, les religions (“les rêves de la raison”), la philosophie (Socrate ne fait qu’une seule référence à un texte écrit, tandis que Platon s’attache, par le dialogue, à corriger l’écrit). L’oralité est une première lecture du monde et la parole une expérience active qui précède et informe le mot écrit. Ainsi, l’électronique et le numérique, processus éphémères par leur nature même (ce n’est que de l’électricité, après tout, et cela pose évidemment des difficultés de sélection, de mémorisation et d’archivage), nous ramènent de manière surprenante vers les modes de communication et d’échanges oraux.
L’autre évolution, parallèle à la première, verra un retour à la lecture traditionnelle, aux « Sources ». (sous ce nom, la Fondation Bodmer publie en collaboration avec les Presses Universitaires de France une collection de fac-similés de livres rares et précieux). Ce retour au livre, au livresque au sens propre, verra la renaissance des cercles de lecture, trouvera des parents qui apprendront de nouveau à lire à leurs enfants. La lecture numérique ne pourra jamais remplacer le charme du livre-objet: « les livres aimés ont leur odeur, le papier a ses chuchotements, les belles lettres peuvent être très belles ». En cela, conclut G. Steiner, l’avenir de la fondation et bibliothèque Bodmer est promis à de « très riches heures ».