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Colloque infoclio.ch 2021: Out of office. Travail à distance et sciences historiques

Travail à distance et sciences historiques

Home office, smart working, télétravail, distance learning : le travail à distance a connu une croissance sans précédent durant la pandémie de COVID-19. Le colloque annuel infoclio.ch « Out of Office », qui s’est tenu le 19 novembre 2021, a analysé la massification récente du travail à distance, mis en lumière ses antécédents historiques, et interrogé ses conséquences sur les institutions patrimoniales et sur l’enseignement de l’histoire. Vous trouvez sur cette page les enregistrements des interventions et des deux tables rondes, classés selon l’ordre des sessions.


  • Matthieu Leimgruber, Universität Zürich & Enrico Natale, infoclio.ch
Session 1:

Informatisation du travail – perspectives historiques

Session 2:

Numérisation à la demande et salles de lecture virtuelles

Session 3:

Distance Learning – Leçons de la pandémie

Compte rendu

Autor / Autorin des Berichts: 
Lyonel Kaufmann
lyonel.kaufmann@hepl.ch
HEP Vaud

Citation: Kaufmann Lyonel: « Colloque infoclio.ch 2021: Out of office. Travail à distance et sciences historiques », infoclio.ch comptes rendus, 13.01.2022. En ligne: <https://www.doi.org/10.13098/infoclio.ch-tb-0236>, consulté le 27.11.2024.

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Le 13ème colloque infoclio.ch portait sur les questions relatives au travail à distance. La thématique était déclinée en trois parties qui traitaient successivement du travail à distance dans une perspective historique, dans ses effets sur la pratique de l’histoire et dans sa relation avec l’enseignement à distance au niveau tertiaire mis en place lors de la pandémie actuelle.

DELPHINE GARDEY (Genève) est revenue sur les développements économiques et sociaux du début du XIXe siècle dans la gestion de l’information dans les sociétés industrialisées. Dans un premier moment, les principales techniques utilisées sont la dactylographie et la machine à écrire. Grâce à l’utilisation du papier carbone et du stencil, la machine à écrire accomplit la promesse technique de gestion systématique d’importants volumes de données. Sa petite sœur, la machine comptable, permet le traitement mécanographique des écritures. Ces différentes techniques ont permis le classement, le tri et la gestion de volumes de données toujours plus importants. Elles seront encore perfectionnées avec les méthodes électromécaniques telle la fiche perforée ou la trieuse mécanique. Il s’agit aussi de techniques de contrôle de l’activité du personnel.

Pour ANTONIO A. CASILLI (Paris), la Covid-19 a renforcé la stratification sociale à l’œuvre dans le monde du travail en général. Les personnes bénéficiant d’un emploi stable ont pu recourir au télétravail et étaient de facto protégées des risques économiques et sanitaires alors que les travailleurs et travailleuses essentiels, telles les caissières, ont été confrontés à des risques sanitaires élevés. De leur côté, les travailleurs et travailleuses « ubérisés » du dernier kilomètre ou les micro-travailleurs employés à la modération des réseaux sociaux ont vu s’ajouter, en plus du risque économique, le report du risque sanitaire sur leurs épaules. Il faut aussi noter la continuité très forte entre l’imaginaire du travail à distance et ses développements contemporains inscrits dans une narration néolibérale. Concernant l’« industrie du clic », une dimension fortement coloniale apparaît avec des sociétés productrices situées en Europe, Amérique du Nord, mais aussi Japon, Corée et même en Inde et des employé·es vivant dans les Sud globaux (Philippine, Indonésie, Amérique du Sud, Pays d’Afrique francophone ou Egypte).

MIRKO WINKELMANN (Berlin) a proposé une histoire du télétravail en Allemagne. En 1984, un programme pilote de télétravail est mené dans le Bade-Wurtemberg. Il suscite un grand intérêt médiatique ainsi qu’un débat émotionnel. Dans cette phase, les critiques des syndicats portent sur la confusion entre vie professionnelle et vie privée. Concernant les entreprises, le télétravail reste une question secondaire. En décalage total, les experts et les scientifiques envisagent la décentralisation de deux tiers des emplois. A partir des années 1990, puis de la deuxième moitié des années 2000, les discours deviennent positifs concrétisant les postulats de la société de l’information, y compris du côté des syndicats. Travailler à domicile devient un privilège. Après les grandes entreprises, les PME s’y mettent également. La Covid-19 est la phase où discours et application avancent de concert. Cependant, ce sont les dirigeants qui désormais, en Allemagne, représentent un frein au déploiement du télétravail, plébiscité dans les enquêtes par les employé·es. L’évolution des syndicats à ce propos est significative. En 2021, ils réclament le droit au télétravail.

Lors de la table ronde de la deuxième session, archivistes et historien·nes se sont confrontés aux attentes, aux contraintes et aux défis de l’autre. Concernant la numérisation à la demande, HEIKE BAZAK (Berne) indique qu’elle représente une grande pression et un grand défi, car derrière ce concept il y a l’idée d’un service gratuit. Or, la numérisation menée par les Archives des PTT des annuaires téléphoniques depuis 1880 représente, à titre d’exemple, un coût externalisé de plus de 300’000 CHF.

VÉRONIQUE STENGER (Genève) souligne que les processus de numérisation sont souvent partiels et nécessiteraient des compromis avec les historien·nes pour être mieux en phase avec l’actualité de la recherche historique. Du côté des jeunes chercheurs, si l’accès aux archives s’est démocratisé, la gestion de l’information et ses tendances inflationnistes représentent un vrai défi pour les pratiques professionnelles. Elle transforme l’historien·ne en chasseur-cueilleur numérique avec le risque que cette chasse se fasse au détriment de l’analyse et de la synthèse. En outre, la numérisation à la demande représente un coût pour les chercheurs ; tous ne peuvent pas se le permettre et la pandémie a augmenté cette tension.

Le directeur des Archives fédérales suisses, PHILIPPE KÜNZLER (Berne) rappelle que la première phase de numérisation des Archives fédérales, débutée en 2006, s’est terminée en 2019. Le projet actuel, qui inclut numérisation à la demande et salle de lecture virtuelle est désormais entièrement numérique. Chaque département fédéral dispose en outre de son propre programme de numérisation. Pour Philippe Künzler, les Archives fédérales entretiennent un échange étroit avec la communauté historienne, mais tous les publics doivent être traités de la même manière. Concernant la pandémie, les salles de lecture ont été fermées. Elles ont rouvert à la moitié de leur capacité.

Pour GILBERT COUTAZ (Lausanne), si les historien·nes ont des droits, les archivistes ont aussi des devoirs tant en matière de numérisation que de préservation du patrimoine. Pour lui, le contact physique avec la source reste important. Il s’agit aussi de ne pas oublier l’expertise de l’archiviste et son rôle de médiateur entre l’archive et le public. Cette expertise deviendra de plus en plus importante avec le développement des accès à distance.

Pour ANTHONY MASURE (Genève), plutôt que la numérisation comme fin en soi, le défi actuel est de construire de nouveaux savoirs en mettant en relation des données, en les localisant et en évitant tout type de stéréotype. Il place également la discussion sur le niveau éthique concernant les technologies utilisées et en insérant la question des archives plus largement dans leur rapport à l’histoire des médias, des sources et des discours techno-progressistes. Il plaide pour une meilleure prise en considération des utilisateurs dans le design des plateformes en ligne.

Pour Véronique Stenger, si le dialogue existe entre archivistes et historien·nes, les collaborations restent limitées. Les historien·nes et leurs compétences restent trop marginalisés par rapport aux entreprises de numérisation qui visent à mettre en valeur ces archives. A contrario, il lui paraît important d’informer les historien·nes des enjeux et des défis que rencontrent les archives, et de faire connaître les choix faits pour donner une valeur ajoutée aux sources mises en ligne.

L’après-midi débute avec une intervention sur l’histoire de la formation à distance (FAD). De 1850 à nos jours, VIVIANE GLIKMAN (Paris) identifie quatre périodes de la FAD : celle des cours par correspondance (1850-1960); la période de l’audiovisuel avec la naissance des radios et télévisions éducatives (1960-1980), celle de l’hégémonie de l’informatique avec l’arrivée de la micro-informatique (1981-2000), et enfin celle des formations en ligne depuis les années 2000 avec l’arrivée des formations synchrones et asynchrones. Jusqu’aux années 2000, chaque nouvelle technologie est supposée révolutionner la pédagogie alors que dans les faits on assiste plutôt à la reproduction des modèles pédagogiques traditionnels. Avec les formations en ligne, nous assistons au développement possible de communautés en ligne et le recours au modèle socioconstructiviste dans l’enseignement. Avec la covid-19, on constate que les enseignant·es ne sont pas préparé·es aux exigences spécifiques d’une formation à distance (travail en équipe multidisciplinaire). L’utilisation du numérique ne correspond pas à leurs usages habituels. Il en résulte notamment une FAD chronophage. Pour les étudiant·es, l’autonomie demandée est inhabituelle. Ils et elles sont particulièrement impacté·es par l’absence de rencontre ou d’échanges spontanés entre pairs. Les uns et les autres vivent un ersatz de la formation à distance. Si les dégâts d’image de la FAD sont importants, ils annoncent peut-être une cinquième période de ce type d’enseignement avec le développement de formations hybrides. Glickman nous invite à mieux connaître cette histoire pour éviter de réinventer systématiquement le fil à couper le beurre.

JANJA KOMLJENOVIC (Lancaster) présente le domaine des EdTech, produits et services numériques soutenant l'enseignement, l'apprentissage, la recherche et tous les autres aspects de l’enseignement tant au niveau individuel ou institutionnel que de la gestion des processus. Il peut s'agir de conquérir de nouveaux marchés (l'utilisation de l'internet et de l'infrastructure numérique pour atteindre plus d'étudiants), comme il peut s'agir de soutenir ou de modifier des pratiques préexistantes (l'utilisation d'un environnement d'apprentissage virtuel dans un programme d'études traditionnel). On trouve aussi des solutions de gestion de données massives (telles l’intelligence artificielle ou le machine learning). Il s’agit enfin d’envisager le rôle des plateformes numériques en tant qu'intermédiaires sociotechniques portés par des industries technologiques et basés sur des modèles d’affaire.

La table ronde conclusive réunissait des enseignant·es, des chercheurs et des étudiant·es autour de l’apprentissage à distance tel qu’il a été vécu durant la pandémie. ALEXANDRA BINNENKADE (Bâle) introduit la problématique en évoquant une expérience du numérique jugée à la fois problématique, voir désespérante, mais connaissant également des succès comme celui de nouvelles formes d’évaluation.

Pour ANNE-KATRIN WEBER (Bâle), la crise sanitaire précarise encore la situation des membres du corps universitaire intermédiaire et impacte la qualité des échanges avec les étudiant·es. Certains doivent gérer simultanément plusieurs engagements professionnels, une organisation familiale, et des charges d’enseignement depuis la maison dans des conditions parfois difficiles. TOSCANA MARTINI (Lausanne) évoque sa solitude devant les écrans noirs lors des visioconférences. Pour ELIA STUCKI (Zurich), l’expérience a fini par être positive avec un deuxième semestre covid-19 permettant avantageusement aux étudiant·es de poser des questions ou d’inviter des intervenant·es normalement absent·es en cours. Ce côté positif a également été vécu par DANIEL ALLEMANN (Lucerne) qui a saisi l’opportunité de pouvoir appliquer des choses qu’il venait d’apprendre au niveau pédagogique ou technologique. Il a recouru à une diversité de moyens (podcasts, powerpoints audio, etc.). L’enseignement à distance forcé par la covid-19 rappelle à JEAN TERRIER (Bâle) la forme des séminaires humboldiens qu’il avait connue dans les années 1980 et devenue rare depuis le processus Bologne. Il a retrouvé cette forme en recourant à la classe inversée. L’absence de présence physique nécessite de rendre l’enseignement interactif et de varier les modalités de travail (grand groupe, petits groupes sur Zoom).

Alexandra Binnenkade revient ensuite sur les conditions d’étude des étudiant·es dans ce contexte et sur l’ingérence des caméras dans leur vie privée ou familiale. Elle interroge ensuite les participant·es sur ce que, comme historien·nes, nous avons à retenir de ce moment. Jean Terrier y voit une opportunité d’en débattre avec les étudiants. Il a connu plus de débats passionnés au sein de sous-groupes de discussion à distance qu’en présentiel. Toscana Martini note une perte d’intérêt pour le contenu du fait que toutes les bibliothèques et les centre d’archives étaient fermés. Pour Anne-Katrin Weber, il y a une contribution indispensable des historien·nes à l’histoire de la numérisation pour contrebalancer les discussions très technophiles sur l’enseignement à distance. Daniel Allemann note que la situation a offert une visibilité dans les médias aux historien·nes des pandémies et des maladies. Concernant les apprentissages, tout le monde s’accorde sur la question des inégalités. Celles-ci étaient déjà visibles avant, mais ont été rendues plus visibles encore avec la pandémie. Il y a urgence à ne pas les accentuer davantage. Le rapport à la formation semble marqué par un changement d’attitude des étudiant·es, selon Alexandra Binnenkade. Certain·es suivant, par exemple, le cours à distance tout en étant en déplacement. Le contexte nécessite de nouvelles formes d’autodiscipline. Finalement Anne-Katrin Weber défend la nécessité de disposer de plus de lieux d’échange comme ce colloque pour s’arrêter et réfléchir. Ils permettraient de discuter, par exemple, des compétences nécessaires dans ce contexte d’enseignement tant pour les étudiant·es que les enseignant·es et surtout des apports de cet enseignement numérique.

Les thèmes abordés lors de cette treizième édition ont mis en évidence tout l’intérêt que les sciences historiques offrent dans la mise en perspective d’une histoire immédiate ou de plus longue durée du travail à distance. Il y a urgence à ne pas laisser toute la place aux discours techno-centrés en la matière.





Programme du colloque

Session 1: Informatisation du travail – perspectives historiques
Delphine Gardey (Université de Genève) : La préhistoire des sociétés de l’information
Antonio Casilli (Institut Polytechnique de Paris) : Par-delà le télétravail : travailler sur les plateformes numériques à l'heure de la crise sanitaire
Mirko Winkelmann (Deutscher Bibliotheksverband) : Geschichte der Telearbeit in Deutschland

Session 2: Numérisation à la demande et salles de lecture virtuelles
Table ronde
Modération : Heike Bazak (PTT-Archiv)
Véronique Stenger (Universität Wien)
Gilbert Coutaz (Archives cantonales vaudoises)
Philippe Künzler (Archives fédérales suisses)
Anthony Masure (HEAD - Genève, HES-SO)

Session 3: Distance Learning – Leçons de la pandémie
Viviane Glikman (Groupe d’étude histoire de la formation des adultes) : Il était une fois la formation universitaire à distance. De son histoire à son actualité en France et ailleurs
Janja Komljenovic (Lancaster University) : Digital higher education: platformization, privatization and new governance models

Table ronde
Modération: Alexandra Binnenkade (Universität Basel)
Anne-Katrin Weber (Université de Lausanne)
Daniel Allemann (Universität Luzern)
Elia Stucki (Universität Zürich)
Jean Terrier (Universität Basel)
Tosca Martini (Université de Lausanne)