Responsabilité : Grégory Quin et Laurent Tissot
Intervenantes et intervenants : Caterina Franco, Claude Hauser, Jon Mathieu, Marie-Charlotte Quin
Le premier volet du double panel consacré à la montagne comme lieu privilégié du développement touristique au long du XXe siècle est introduit par LAURENT TISSOT (Neuchâtel) et se concentre sur représentations culturelles et sportives du cadre alpin.
MARIE-CHARLOTTE QUIN (Strasbourg) propose de mettre en lumière la place des écrivaines dans les liens entre littérature et sport. Elle cite l’exemple de Colette, une personnalité littéraire hautement médiatisée durant l’entre-deux-guerres, dotée d’un goût certain pour la montagne, comme le prouvent ses voyages à Gstaad en 1924, puis à Saint-Moritz en 1928. Elle s’y initie aux sports d’hiver, mais partage aussi ses ressentis par écrit dans sa correspondance privée et des rubriques pour la presse. Cultivant un intérêt marqué pour le music-hall, la boxe et les agrès, il n’est pas surprenant de retrouver des clichés de Colette faisant de la luge, du bob-slade et du ski. Son attrait pour la neige est manifeste lorsqu’elle compare la papeterie genevoise, qu’elle apprécie pour sa finesse, avec le paysage alpin. Mêlant représentations sportives, symboliques et littéraires, elle dépeint un paysage alpin dynamique et en mouvement, qui contraste avec les descriptions plus classiques d’un paysage immuable. Par ailleurs, elle insiste sur les bienfaits de l’air de la montagne et les expériences physiques intenses pouvant y être vécues. Elle mentionne avoir séjourné à la station des Avants, lieu de villégiature dont elle vente les pistes de ski et l’accueil chaleureux réservé aux touristes, tout comme le fait d’être moins onéreux et guindé que les autres stations suisses réputées de l’époque. Selon Quin, cette comparaison entre les destinations donne à voir une polarisation et une mise en concurrence des lieux touristiques. Il semblerait également qu’une directrice d’hôtel des Avants ait essayé d’attirer l’écrivaine dans son établissement à des fins de promotion, à un moment où la crise économique impacte le secteur touristique suisse. Selon JON MATHIEU (Lucerne), l’on pourrait tirer un parallèle entre Colette et Anne-Marie Schwarzenbach, issue d’une illustre famille d’entrepreneurs suisses du textile. Séjournant notamment à St-Moritz, elle mène une vie aventureuse, et apparaît souvent dans les médias nationaux. Mathieu se demande enfin comment expliquer que certaines destinations de luxe le restent durablement, alors même que le secteur du tourisme a la particularité d’être fort sensible aux conjonctures.
CLAUDE HAUSER (Fribourg) a élaboré un papier avec PIERRE-YVES DONZÉ (Osaka), consacré aux réseaux et échanges ascensionnistes entre la Suisse et le Japon durant la période 1920-2000. L’intérêt pour la montagne au Japon est marqué jusqu’au cours du XIXe siècle par une vision spiritualiste, une quête divine passant également par la jouissance des bains thermaux en altitude. Les idées de concurrence et de performance sportive en montagne sont introduites en terre nippone par l’arrivée de diplomates, religieux et hommes d’affaires européens, qui rebaptisent de manière projective « Alpes japonaises » le massif montagneux de Nagano. L’approche européanisée et sportive de la montagne est consacrée par la publication en 1894 d’un chapitre sur l’alpinisme dans un ouvrage de géographie japonais. C’est dans ce sillon que s’inscrit la rencontre entre alpinistes japonais et suisses tout au long du XXe siècle. La première période (1920-1945) est traversée de courants paradoxaux. Elle voit l’émergence d’une élite montagnarde nippone issue de l’aristocratie, qui vient gravir les monts suisses, à l’instar de Yuko Maki, qui réalise en 1921 l’exploit applaudi par la presse helvétique de traverser les alpes bernoises. Les échanges s’intensifient autour des conquêtes alpines et du matériel spécialisé : piolets et crampons suisses sont vendus à Hokkaido. Mais ce premier rapprochement entre les deux pays est rapidement avorté par un changement d’orientation politico-militaire, le Japon se repliant sur lui-même et se militarisant à l’aube de la Deuxième Guerre mondiale. La seconde période concerne les années 1946-1970 et ravive les acquis de l’ascensionnisme japonais, malgré le contexte difficile de reconstruction du pays. L’exaltation des vertus sportives et des pionniers alpinistes japonais des années 1920, ainsi que l’idéalisation du Cervin et de l’Eiger, motivent de nouvelles expéditions. Enfin, la dernière période (1970-2000) voit se développer un alpinisme de masse et l’intensification des échanges commerciaux entre les deux pays, avec en prémisses l’installation en 1957 d’une ligne aérienne directe entre Zurich et Tokyo. Dans ce contexte, la figure de Heidi est reprise dans un dessin animé japonais (1974) au retentissement mondial, diffusant à large échelle les représentations idéalisées des montagnes suisses. De même, les jeux olympiques d’hiver à Sapporo en 1972 sont l’occasion de nouveaux échanges technologiques, tels que l’installation de téléskis helvétiques. Inversement, les produits japonais Montbell trouvent leur place sur les étalages des stations suisses de montagnes, et la presse suisse évoque à plusieurs reprises la présence d’éminents alpinistes japonais dans l’Oberland bernois. En 1990, une exposition consacrée aux alpes suisses est organisée dans la tour du Crédit Suisse à Tokyo, dans une initiative alliant muséification et intérêt promotionnel. Selon Hauser, l’étude des échanges économiques, technologiques et culturels entre la Suisse et le Japon promet un renouvellement de l’historiographie, jusque alors très concentrée sur l’espace occidental.
CATERINA FRANCO (Lausanne) s’intéresse aux représentations du lien, construit ou projeté, entre environnement et architecture, alors même que l’histoire de l’architecture est encore très axée sur l’étude des édifices. Dans le Valais des Trente Glorieuses, la construction de stations de ski « de troisième génération », notamment sur les sites d’Aminona (Crans-Montana) et de Thyon 2000, est largement inspirée du modèle français des « plans neige » des années 1960. Il s’agit, dans les deux cas, d’ambitieux projets de station intégrée qui n’ont été que partiellement finalisés, à cause de facteurs tant endogènes qu’exogènes. Selon Franco, les territoires de haute montagne font écho à la conquête de l’espace, en ce sens qu’ils sont perçus comme des terrains vierges à conquérir. Dès lors, architectes et urbanistes trouvent dans la construction de stations d’hiver un champ ouvert pour expérimenter de nouvelles typologies de villes. En outre, les plans doivent être pensés en fonction de l’étude des terrains, pouvant se révéler être inconstructibles pour des raisons géologiques. De même, l’approvisionnement d’une station entière en eau est un vrai défi. Les deux sites ont subi un long processus de mise en tourisme : les travaux de services routiers commencent au cours des années 1950 à Aminona, tandis qu’une première ligne de bus entre Sion et Thyon 2000 est ouverte en 1960. La construction d’infrastructures touristiques à Aminona – sous la direction des architectes André et Francis Gaillard – est rapidement mise à rude épreuve par les difficultés financières et les nouvelles réglementations rendant plus difficiles l’acquisition de biens immobiliers par des étrangers. Il en va de même à Thyon 2000, où des tensions se forment autour de la gestion des eaux usées, donnant lieu à des oppositions et même à des opérations de sabotage.
Forts de trois perspectives très différenciées, les contributions des intervenantes et intervenants donnent à voir comment la montagne devient, au cours du XXe siècle, un espace aux multiples facettes. Sans que le processus soit téléologique, la montagne est de plus en plus investie en tant que lieu de divertissement et de tourisme. Dès lors éclosent autour du paysage alpin de nouvelles pratiques, sportives mais aussi architecturales, marquées par les échanges et les collaborations internationales, et qui sont largement relayées par les médias contemporains.
Aperçu du panel :
Marie-Charlotte Quin : Colette à skis. Découvrir la montagne par les sports d’hiver dans l’entre-deux-guerres.
Claude Hauser : À la conquête sportive, spirituelle et commerciale d’une nature alpine idéalisée : la mobilisation des réseaux alpinistes actifs entre le Japon et la Suisse (1920-2000).
Caterina Franco: La trajectoire des stations de sports d’hiver dans le Valais. Quelles interrelations entre architecture, environnement et représentations ?