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Journée d’étude en hommage à Marc Vuilleumier (1930-2021)

Autor / Autorin des Berichts: 
Citation: Sidler, Gabriel: Journée d’étude en hommage à Marc Vuilleumier (1930-2021), infoclio.ch-Tagungsberichte, 25.04.2022. Online: <https://www.doi.org/10.13098/10.13098/infoclio.ch-tb-0238>, Stand: 08.11.2024.

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À l’initiative de l’Association pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier (AEHMO), des Archives contestataires, du Centre international de recherches sur l’anarchisme (CIRA), du Collège du travail et des Éditions d’en bas, l’Université ouvrière de Genève a accueilli samedi 19 mars 2022 une journée d’étude consacrée aux travaux de Marc Vuilleumier, historien pionnier de l’histoire du mouvement ouvrier et de l’histoire sociale en Suisse, décédé l’an dernier. Faisant suite à une soirée d’hommage tenue la veille, lors de laquelle a été verni son livre posthume La Suisse et la Commune de Paris, 1870-1871, cette journée se donnait pour objectif de mettre en lumière les apports des travaux de Marc Vuilleumier et de rendre compte des perspectives de recherche ouvertes par ceux-ci pour les historiennes et historiens actuels, mais aussi de défendre et de prolonger sa pratique d’une histoire attentive aux ‘gens sans histoire’ et critique des mythes du récit historique officiel de la Suisse.

Lors d’une première session modérée par FRÉDÉRIC DESHUSSES (Archives contestataires, Genève) et intitulée « Histoire sociale, histoire critique, histoire d'en bas en Suisse », PATRICK AUDERSET (Collège du travail, Genève) est revenu sur le tri et la sauvegarde des documents laissés par Marc Vuilleumier à son décès. Ce dernier avait en effet accumulé dans son appartement une impressionnante quantité de livres, de manuscrits, de dossiers variés et de notes de travail, dont il a fallu déterminer ce qui pouvait être publié et ce qui méritait d’être conservé, en partant notamment du critère selon lequel les documents conservés pouvaient être utiles pour des recherches futures. Ces archives seront déposées au Collège du travail, qui mettra en ligne un premier inventaire du fonds dès l’année prochaine.

BARBARA ROTH-LOCHNER (Genève) a ensuite mis en valeur le rôle d’aiguillon qu’a pu jouer Marc Vuilleumier dès les années 1960 face à des institutions archivistiques alors peu ouvertes aux archives privées : pointant les lacunes d’une histoire rédigée uniquement sur la base de sources officielles, il mit en lumière l’importance de la conservation de fonds privés, notamment ceux des organisations syndicales, pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier, et joua parfois le rôle d’intermédiaire pour faciliter les dépôts de fonds privés aux archives de la Bibliothèque de Genève.

La centralité du travail en archive et de la critique des sources dans la pratique historienne de Marc Vuilleumier a également intéressé CHARLES HEIMBERG (Genève), qui croit déceler une ambiguïté entre la « conception positiviste de l’histoire » somme toute classique qui serait celle de Vuilleumier et la modernité de ses apports à l’histoire critique. Cette apparente contradiction trouverait sa résolution dans l’attention permanente que Vuilleumier, malgré son érudition minutieuse, attachait au fait de produire une intelligibilité du passé mais aussi du présent, et ainsi à réinscrire l’histoire sociale dans un contexte plus large.

Enfin, ALIX HEINIGER (Fribourg) est revenue sur l’importance des archives de police pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier, mais aussi sur la nécessité d’une critique précautionneuse de ces sources. Outre les informations directes sur les militantes et militants – parfois erronées – qu’ils contiennent, ces dossiers produits par la surveillance policière révèlent l’aspect ordinaire et routinier du fonctionnement de la police politique et mettent en lumière des représentations étatiques de la contestation qui légitiment cette surveillance, perçue comme nécessaire à la défense de l’État. Heiniger a également évoqué l’inquiétante difficulté d’accès aux dossiers de la police politique de Genève, contre laquelle Marc Vuilleumier s’était déjà élevé en son temps : outre la scandaleuse destruction par la police elle-même d’une grande partie de ces dossiers, d’autres dorment depuis de longues années en attente d’inventaire, tandis que ceux qui ont été inventoriés restent soumis à autorisation d’une façon peu justifiable.

Lors de la deuxième session, consacrée aux « rencontres avec Marc Vuilleumier et ses travaux » autour des thématiques de l’internationalisme et de l’exil, THOMAS BOUCHET (Lausanne) a évoqué le legs de Vuilleumier sous l’angle des études de Fourier et de l’école sociétaire, auxquelles ce dernier avait contribué non seulement en publiant plusieurs articles dans les Cahiers Charles Fourier mais également en entretenant des correspondances avec d’autres chercheuses et chercheurs à ce propos et en alimentant le Dictionnaire biographique du fouriérisme. Il a rendu hommage à la modestie scientifique de Vuilleumier (denrée rare en milieu académique), dont le patient travail de défrichage des archives était à l’origine de sa capacité à ouvrir des pistes nouvelles mais aussi à reprendre des questions déjà traitées en y apportant un regard neuf.

MATHIEU LÉONARD (Rasteau) a quant à lui présenté une communication portant sur les conspirations et complots au XIXe siècle, en partant de l’exemple de Bakounine et de sa Fraternité internationale active au sein de l’Association internationale des travailleurs (AIT). Il s’est interrogé sur l’ambivalence des représentations du complot, oscillant entre réalité des pratiques conspiratives des révolutionnaires et fonction conservatrice des mythologies du complot mondial : une certaine conception policière de l’AIT aura en effet amené les États à faire usage d’un « complotisme du pouvoir » pour accroître la répression tout en évitant de poser la question des raisons sociales du mouvement.

Enfin, MARIANNE ENCKELL (CIRA, Lausanne) a mis au centre de sa contribution l’attention portée par Marc Vuilleumier aux exilé·es et aux réfugié·es : ses recherches sur les proscrits de la Commune en Suisse sont en effet à l’origine de « la quête de sa vie » et de périples dans les archives les plus variées (dans lesquelles il arrive aussi que l’on trouve autre chose que ce que l’on cherche, fait qui ne peut que favoriser la « papillonne » promue par Fourier et dont Vuilleumier a pu se réclamer, assumant son « attrait à passer sans cesse d’un sujet à l’autre, sans jamais rien abandonner »1). Son attention aux questions de papiers, de frontières et de droit de séjours – parfois déterminantes dans les trajectoires individuelles – peut également être mise en rapport avec ses nombreuses recherches biographiques, révélant des parcours militants toujours singuliers même si marqués par les mêmes événements saillants (notamment ceux de 1848 et de 1871 pour les Françaises et Français réfugiés à Genève).

La journée d’étude s’est conclue par une table ronde consacrée aux « Nouvelles recherches sur le mouvement ouvrier au temps des révolutions, 1848-1918 ». Dans son introduction à la discussion, JEAN-FRANÇOIS FAYET (Université de Fribourg) a insisté sur le fait que la richesse de cette période en termes de soulèvements, d’insurrections et de révolutions ne pouvait être interrogée sans prendre en compte le fait qu’une forme de conscience internationale – voire internationaliste – précédait alors les différents moments nationaux, rendant particulièrement pertinentes les perspectives historiques à la fois transnationales et locales.

C’est dans cette approche que s’inscrit la recherche menée par CARINE RENOUX (Bourg-en-Bresse), qui porte sur les réseaux de sociabilité et de politisation dans l’Ain dans la période ouverte par les révolutions de 1848. La prise en compte des différents jeux d’échelles rencontrés dans cet espace frontalier de la Suisse et du duché de Savoie lui ont en effet permis de mieux saisir les relations entre populations locales et militants démocrates et ouvriers de passage ou en exil. Le département de l’Ain a alors vu défiler sur son territoire aussi bien des Canuts lyonnais que des révolutionnaires en provenance de Pologne ou d’Italie, ce qui a participé à la diffusion d’un activisme républicain, mais aussi de révoltes ouvrières s’exprimant par l’émeute ou le bris de machines.

LOLA ROMIEUX (Strasbourg) a ensuite présenté la thèse sur les femmes de la Première internationale qu’elle est en train de rédiger. Après avoir évoqué la difficulté pour les femmes d’adhérer à cette organisation créée sur une base exclusivement masculine et dont une partie des adhérents, sous influence proudhonienne, était alors opposée au travail féminin, elle a détaillé les différents profils types qui lui permettent de rendre compte de la diversité des pratiques de ces militantes, tout en rappelant qu’elles étaient par ailleurs divisées sur certaines questions politiques, parmi lesquelles on peut noter celle de l’opportunité d’une collaboration avec les organisations de femmes bourgeoises ou plus classiquement celle qui opposait les partisanes et partisans de Marx à celles et ceux de Bakounine.

La dernière intervention du panel a été celle de SÉBASTIEN ABBET (Lausanne) et a porté sur son étude de la grève générale de 1918 au Locle. Examinant cette ville horlogère comme une sorte de laboratoire des transformations politiques et économiques que traversa la Suisse au sortir de la Première Guerre mondiale, il a multiplié les exemples montrant l’intérêt qu’il pouvait y avoir à fixer son regard sur un espace géographique limité, en ce que cela permet d’analyser une grande variété de sources et de décrire d’une manière très fine le quotidien et l’évolution d’une population donnée dans un contexte de polarisation politique. À l’affrontement de classe lors de la grève de 1918, très suivie au Locle, succédera cependant une pacification des relations sociales par la cooptation institutionnelle des dirigeants ouvriers, que Sébastien Abbet perçoit comme un prodrome précoce des accords de paix du travail de 1937.

Diversifiée et stimulante, cette journée d’étude a donc parfaitement atteint son objectif d’évoquer les principaux apports des travaux de Marc Vuilleumier mais aussi d’en imaginer les prolongements possibles. Elle a en outre montré la pertinence et l’actualité de la démarche à la fois scientifique et politique qui a toujours été la sienne, fondée sur la volonté de tisser les liens entre passé et présent et, comme il l’écrivait dans un article de 1977, de « permettre au mouvement ouvrier de se réapproprier l’histoire dont on a cherché à le priver »2 .

Notes:
1 Marc Vuilleumier, Histoire et combats. Mouvement ouvrier et socialisme en Suisse, 1864-1960, Lausanne / Genève, Éditions d’en bas / Collège du travail, 2012, p. 44.
2« Pourquoi une histoire du mouvement ouvrier ? », in ibid., p. 44.





Aperçu du programme
Session 1 : Histoire sociale, histoire critique, histoire d'en bas en Suisse
Avec Patrick Auderset, Charles Heimberg, Alix Heiniger et Barbara Roth-Lochner. Modération, Frédéric Deshusses.
Session 2 : Internationalisme et exils : rencontres avec Marc Vuilleumier et ses travaux
Avec Thomas Bouchet, Marianne Enckell, Mathieu Léonard. Modération, Patrick Auderset.
Session 3 : Table-ronde animée par Jean-François Fayet : Nouvelles recherches sur le mouvement ouvrier au temps des révolutions 1848-1918
Avec Sébastien Abbet, Carine Renoux et Lola Romieux.
Event: 
Journée d’étude en hommage à Marc Vuilleumier (1930-2021)
Organised by: 
Association pour l'étude du mouvement ouvrier, Archives contestataires, Centre international de recherches sur l'anarchisme, Collège du travail, Editions d'en bas
Event Date: 
19.03.2022
Place: 
Université ouvrière de Genève
Language: 
f
Report type: 
Conference
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