La communication scientifique à l'ère numérique

Jeudi soir Hannes Hintermeier, rédacteur en chef adjoint de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, ouvre le colloque par une conférence sur le marché du livre tel qu'il se présente en Allemagne aujourd'hui. Volontiers provocateur, le journaliste évoque pêle-mêle Amazon, Google Books, les médias sociaux et les nouvelles formes de lecture sur écran pour brosser le tableau d'un marché du livre dominé par la course aux best-sellers.

L'exigence de rentabilité détermine de nouvelles stratégies de marketing éditorial, très rapides et multi-support, qui passent indifféremment du papier imprimé à internet en passant par la télévision. Ainsi les librairies commerciales ont dramatiquement accéléré la cadence des livres présentés en rayons. Une nouvelle parution a deux ou trois semaines tout au plus pour se vendre, sans quoi elle repart en magasin. Les nouveaux médias font désormais partie intégrante du marché du livre: les annonces de parutions se font par mails, plusieurs médias sociaux consacrés aux livres sont apparus, et la vente en ligne a révolutionné le commerce du livre.

Par ailleurs, ce sont avant tout les femmes qui achètent des livres. Ainsi un compte rendu publié dans une revue féminine a un impact commercial bien plus grand que n'importe quelle revue scientifique.

Venant ensuite aux comptes rendus, il relate que les cinq principaux quotidiens germanophones (y compris la NZZ) publient à eux seuls environ 2'400 comptes rendus de livres par an, tous genres confondus. Si les comptes rendus publiés par les quotidiens ont perdu en partie l'importance commerciale stratégique qu'ils avaient pour les éditeurs, ils restent néanmoins bien établis. La presse écrite, à la recherche de nouveaux modèles commerciaux, cherche à son tour à tirer profit des comptes rendus qu'elle produit en les proposant à la vente via leurs archives en ligne.

Le lendemain matin, dans une ambiance plus académique, le Prof. Schulze Wessel de l'université de Munich ouvre les travaux avec un poème de Goethe écrit en 1774, exemplaire de l'ancienne relation d'amour-haine qui lie les écrivains à leurs critiques, et qui se termine par ces mots : "Schlagt ihn tot den Hund ! Es ist ein Rezensent."

Le directeur de la bibliothèque de l'État de Bavière, le Dr. Rolf Griebel, parle ensuite des transformations récentes intervenues dans communication scientifique, qui impliquent une dissolution des frontières auparavant fermement établies entre communication interne à la communauté académique et communication extérieure. Désormais les Forums, Wikis, et vidéos en ligne sont des supports utilisés aussi bien par les chercheurs que par les internautes. Ces nouvelles réalités soulèvent de nouvelles questions dans les domaines du droit d'auteur, des relations avec les éditeurs, et de la conservation à long terme des données numériques.

La bibliothèque de Bavière suit avec attention ces évolutions depuis le début. Elle est partenaire depuis plusieurs années d'autres projets d'infrastructures digitales pour les sciences historiques comme Sehepunkte.de et H-Soz-u-Kult. La nouveauté du projet Recensio.net consiste à tester le potentiel du Web 2.0 en ouvrant les comptes rendus publiés aux commentaires des utilisateurs, et essayer ainsi de promouvoir un débat scientifique en ligne, participatif et ouvert, tout en gardant une ligne scientifique.

Pour le Dr. Johannes Fournier, directeur de l'information scientifique à la Deutsche Forschung Gemeinschaft (DFG), l'Open Access est appelé à jouer un rôle central dans les systèmes d'information scientifique de demain. Il rappelle néanmoins que la mise en place des infrastructures techniques qui permettent le travail collaboratif et le partage gratuit de contenus en ligne est complexe et coûteuse, à l'exemple du projet collaboratif en histoire contemporaine Dokupedia.

Pour la DFG le projet Recensio.net va permettre de tester le potentiel d'internet comme outil de collaboration scientifique, et de se faire une idée plus précise du potentiel de l'Open Peer Review, c'est à dire de l'ouverture des comptes rendus aux commentaires des utilisateurs.

Chaque nouveau projet se fonde sur un idéal; celui porté par le Dr. Gudrun Gersmann, directrice de l'Institut historique allemand de Paris, est celui de l'ouverture européenne de la recherche en histoire, dans la droite ligne de la République des Lettres. Pour poursuivre cet idéal, les centres de recherche allemands à l'étranger se sont associés pour fonder le site perpectivia.net qui publie en Open Access comptes rendus et résultats de recherche.

L'ouverture européenne est aussi au coeur de projet recensio.net, dont le Dr. Heinz Durchhardt, directeur de l'Institut für Europäische Geschichte de Mainz salue l'ouverture aux journaux scientifiques de toute l'Europe, et notamment d'Europe de l'est, au-delà les frontières politiques de l'Union Européenne. Si l'intégration de contenus en langues étrangères comme le Russe, le Finnois ou le Lituanien reflète la richesse culturelle de l'Europe, elle ne va pas sans difficultés, notamment dans la gestion du plurilinguisme, un problème que les Suisses connaissent bien.

Dr. Jane Winters, directrice des publications de l'Institute for Historical Research de Londres, raconte l'aventure de Reviews in History, un journal en ligne en Open Access entièrement consacré aux comptes rendus de livres d'histoire, tous sujets confondus. La revue électronique paraît régulièrement depuis 1996 et compte à ce jour plus de 3000 abonnés, ce qui en fait la principale source de comptes rendus d'histoire en Grande Bretagne. Le format numérique permet de publier des comptes rendus sans contrainte de longueur, et de signaler par des hyperliens d'autres recensions apparues sur le web. Depuis 2006 Reviews in History publie également des comptes rendus de ressources en ligne. Le prochain développement consistera à doter chaque recension d'un D.O.I., qui permettra d'enrichir les notices de bibliothèque d'un lien vers le compte rendu de l'ouvrage concerné. Si les commentaires des utilisateurs sont exclus pour le moment, Reviews in History contacte cependant tous les auteurs recensés pour leur donner la possibilité de répondre à leurs critiques.

Sur le thème de l'Open Peer Review, Dr. Winters raconte l'expérience positive faite dans ce sens par le prestigieux journal Sheakspeare Quartely, et d'ajouter: "In 5 years time, if you don't have an online presence, you won't be employable". Les bailleurs de fonds, dit-elle, veulent que la recherche touche une audience toujours plus large. Concilier cette ouverture avec le maintient de la rigueur scientifique est le grand challenge de la communication scientifique de demain.

Le bon journalisme est tout à fait compatible avec les exigences scientifiques des sciences humaines, affirme Ivan Jablonka, professeur d'histoire contemporaine à l'université du Mans et rédacteur en chef de la revue en ligne La Vie des Idées. Il est même salutaire, dans la mesure où il permet de désenclaver des débats confinés dans des approches disciplinaires et de les restituer à un contexte plus large, accessible à un large public. C'est l'objectif que poursuit la revue en ligne La vie des idées, qui, avec le soutien du Collège de France, publie depuis 2007 articles, comptes rendus et entretiens sur l'actualité des sciences humaines, et compte près de 20'000 abonnés. Née comme une revue papier en 2003, La vie des idées est passée sur support digital dès 2007, en libre accès. Des coûts réduits, mais aussi des délais de publication plus courts et une plus grande visibilité sont parmi les avantages offerts par le support digital. L'interdisciplinarité fait partie de la ligne rédactionnelle dès le départ, tout comme l'équilibre éditorial entre comptes rendus de livres et essais libres. La site a ouvert récemment une version anglaise, Books and ideas.

La situation en Russie diffère par de nombreux aspects de celle de l'Europe, relate le Prof. Jan Kusber, de l'université de Mainz. Bien que l'usage d'internet et des médias sociaux se soit répandu très rapidement dans la société et dans la vie politique russe, la communication académique en sciences humaines semble être restée à l'écart de ce processus. La mobilité inter-universitaire en Russie est très faible, et aucun des journaux scientifiques accrédités pour la carrière académique en histoire n'a à ce jour de site internet. La tendance vers l'accès ouvert à la recherche a encore du chemin à faire, et une certaine tendance au repli identitaire ne vient pas améliorer les choses.

Enfin le Dott. Stefano Cavazza, professeur d'histoire politique à Bologne et rédacteur de la revue Ricerche di storia politica, brosse un tableau très complet de la situation des comptes rendus d'histoire en Italie. Vues de l'intérieur de l'académie, les recensions rédigées par des journalistes ne peuvent pas être considérées comme des comptes rendus scientifiques, car elles obéissent à des exigences différentes, faites de suivi d'actualité, de thèmes en vogue, ou de commémorations. Il reconnait par contre que ses collègues écrivent de plus en plus pour les journaux, et qu'une recension publiée dans un quotidien national a beaucoup plus d'impact sur la communauté scientifique qu'un compte rendu publié dans une revue. On assiste donc à une sorte de paradoxe: alors même que les comptes rendus scientifiques ont perdu de l'importance dans la bibliographie d'un chercheur, signer des articles dans la presse quotidienne est devenu un facteur fondamental de visibilité et de prestige académique. Il constate aussi une certaine inquiétude des académiciens à l'égard de nouveaux projets éditoriaux qui font un usage extensif des médias sociaux, et menacent par là de monopoliser l'attention des étudiants et jeunes chercheurs, au détriment des revues traditionnellement établies dans la communauté scientifique.

La discussion finale revient sur les relations entre usages académiques du compte rendu et construction de l'autorité scientifique, et les changements profonds amenés par les nouveaux médias dans cette association. Tous s'accordent cependant à dire que les comptes rendus, par leur nature de textes brefs, dont la lecture peut être entreprise dans une langue étrangère, recèlent un grand potentiel pour favoriser les échanges transnationaux entre historiens de cultures différentes. Quand à la question de l'ouverture du débat scientifique à un public plus large via la participation en ligne et le Web 2.0, l'expérience de recensio.net nous aidera à comprendre ce que l'avenir nous réserve.

Update: Compte rendu par Hannes Ziegler pour H-Soz-u-Kult.