L’interdisciplinarité est au cœur des humanités digitales. Elargissant encore davantage l’émulation entre les sciences, cette discipline naissante – désormais établie comme telle – n’a cessé de faire émerger de nouvelles connexions et de redessiner les frontières entre les sciences humaines et une dimension numérique, au contact de laquelle chaque discipline découvre un potentiel extraordinaire et se voit confrontée à des questionnements inédits. Une immersion dans le flot des conférences et débats de la troisième journée des DH 2014 de Lausanne offre un bel aperçu de la richesse des enjeux à l’œuvre au sein des humanités digitales.
L’accès aux technologies de numérisation, la navigation facilitée et plus « humaine » à travers plusieurs dizaine de gigabytes d’information, l’amélioration d’interfaces de réalité augmentée, l’utilisation de documents numériques à l’école, la reconstruction d’une géographie numérique du passé ou l’analyse de dissidences politiques sur l’Internet ; autant de sujets de nature extrêmement variée que nous retrouvons au carrefour des humanités digitales.
S’il nous faut commencer cette journée d’exploration des humanités numériques, c’est certainement avec CHRISTOPHER PROM (Illinois, USA), qui s’intéresse à l’exploitation du fond d’archives du professeur Carl Woese (1928-2012) sous l’angle de trois questions fondamentales : Quelle information préserver et rendre accessible ? Quelle preuve scientifique nous fournit cette information ? Comment celle-ci peut-elle être utilisée ? Tâche monumentale pour l’archiviste que d’évaluer l’importance des documents, de déterminer les connexions entre les données et de faciliter la reconstruction de sens, dans le but de permettre au chercheur d’établir les circonstances et le contexte de production scientifique et de définir le cheminement logique du docteur Woese. Dans cette perspective, Christopher Prom met l’accent sur trois étapes essentielles du travail d’archivage. A savoir : la préservation des archives ; leur curation et la facilitation d’accès grâce à l’utilisation indispensable de métadonnées ; enfin le travail d’anthropologie de la recherche scientifique grâce à une documentation fournissant des informations sur les lieux et contextes de construction du savoir – photos du bureau de Woese, courriels, etc. Et tandis que de ce côté des humanités digitales l’enjeu réside dans la capacité à reconstruire et organiser fidèlement la matière dans un processus épistémologique minutieux, dans d’autres sphères du monde des archives digitales, l’urgence est à la numérisation rapide de documents en danger.
Au Soudan, MARILYN DEEGAN (Londres, GB) travaille en collaboration avec l’ONG SUDAAK (Sudanese Association for the Archiving of Knowledge) pour « garantir à long terme la préservation, l’integration, l’authenticité et l’accessibilité » à un nombre colossal de documents et objets culturels. Face à l’ampleur de certains fonds – plus de 76 millions de négatifs recouvrant plus d’un siècle ou un héritage archéologique de plus de 4000 ans – souvent, les moyens manquent, en raison notamment des sanctions imposées au Soudan et du manque de fonds attribués au projet. Ainsi, il arrive que les smartphones et autres tablettes de l’équipe viennent renforcer les scanners mis à disposition. Mais surtout, le manque le plus cruel est celui des indispensables métadonnées qui permettrait d’interpréter et de donner du sens aux documents (sans quoi l’objet-archive existe-t-il vraiment ?). Fort heureusement, tandis que les recherches de fonds se poursuivent, de nouvelles collaborations voient le jour et le Soudan digital bénéficie d’une ossature déjà solide, dont notamment des outils de recherche numérique dans les fonds de l’Université de Khartoum ou les quelques 27'000 heures d’enregistrements historiques numérisés par la radio nationale, auxquels s’ajouteront bientôt la suite des archives de la télévision et de la radio soudanaises, numérisées par l’Université de Bergen (Norvège). Dans un Soudan en pleine construction et aux prises avec des tensions politique mais « possédant plus de pyramides que l’Egypte » (les Soudanais aiment à le rappeler nous dit Marilyn Deegan), la solidification et la démocratisation de l’accès à cet héritage culturel ne peuvent que renforcer la mémoire et l’identité du pays.
L’identité, au cœur des technologies numériques également, plusieurs milliers de kilomètres au nord, à Tunis, où depuis 2011 émergent de nouvelles formes de contestation politique. Ce sont les expressions de certains opposants, les immigrants harragas qui ont quitté ou souhaitent quitter la Tunisie (de harga qui signifie brûler ses papiers) véhiculées sur les réseaux sociaux et l’Internet qui intéressent MONIKA SALZBRUNN et SIMON MASTRANGELO (Lausanne, CH). En analysant les différentes formes de manifestation d’internautes actifs sur Youtube et Facebook, les chercheurs tentent de modéliser et d’établir un réseau de connexions entre utilisateurs, tout en observant les représentations à l’œuvre dans les créations et contenus numériques produits par ces immigrants, déjà arrivés en Europe ou vivant encore en Tunisie.
De l’autre côté du miroir, rejoignant à nouveau l’anthropologie, les humanités digitales se font outil d’observation massive de tendances, pour comprendre les aspirations et l’imaginaire collectif d’individus ou de groupes. Reconstituer « une mosaïque de vies » en quelque sorte, comme l’exprime SUSAN SCHREIBMAN (Dublin, IR) au sujet de « Letters of 1916 », premier projet d’humanités digitales reposant sur le crowdsourcing en Irlande. Déjà riche de plus de 1000 lettres écrites entre novembre 1915 et octobre 1916 – autour des événements de l’insurrection de Pâques à Dublin ¬– le projet peut compter sur le soutien de plus d’une dizaine d’institutions, mais surtout sur les contributions de donateurs volontaires, dont certains retranscrivent les lettres afin de les rendre accessibles au public. Comme le souligne Susan Schreibman, il s’agit d’une « histoire-DIY » (do it yourself) et pourtant extrêmement fiable et respectueuse de ses sources, autour de laquelle s’est mobilisé un grand enthousiasme et de nombreuses connections, qu’elles soient numériques ou réelles.
Les sources précisément et leur appréhension, leur accessibilité et leur traitement numérique sont au centre de nombreux débats. Comme nous l’avons vu jusqu’ici, la mise à disposition de données à travers leur digitalisation et leur curation constitue un premier aspect des humanités numérique, ayant pour conséquence, si l’on ose dire, la démocratisation – souvent relative, c’est le cas du Soudan de Marilyn Deegan – de l’accès aux ressources et données scientifiques ou culturelles. Mais du côté de la réception, cet accès facilité à la documentation ne semble pas pouvoir se passer d’un cadre de lecture et d’une interface compréhensible.
Comment en effet aider par exemple des élèves de niveau secondaire à naviguer et à reconstituer du sens à partir d’un document historique numérisé ? Comme ces derniers le perçoivent-ils ? Quelles conséquences peut avoir cet accès facilité et pourtant extrêmement distant entre le document original et l’utilisateur ? Pour tenter de répondre à ces questions et évaluer le « potentiel démocratique de sources en ligne dans la classe », ROBERT SWEENY (Newfoundland, CA) a soumis un petit exercices à ses élèves, qui s’est révélé extrêmement significatif des enjeux de réception de la part de générations n’ayant pas connu l’absence du numérique. Dans le cadre d’un cours sur l’histoire de la marine marchande à partir d’archives de l’Empire britannique des années 1863 à 1939, Robert Sweeny a établi deux éditions numériques de documents originaux : l’une avec une introduction contextuelle détaillée, plutôt traditionnelle et linéaire ; l’autre sans introduction préalable mais dans laquelle le document avait été indexé de puces pour aider l’utilisateur à se diriger et trouver les informations sensibles. Plusieurs heures d’exercices individuels ou collectifs précédèrent un test, lequel déboucha sur des résultats similairement médiocres entre les étudiants ayant utilisé l’une ou l’autre version du document. Dans les deux cas, les élèves ne semblent pas avoir réellement saisi le sens et les enjeux des documents historiques, notamment « parce qu’ils ne les ont pas abordé comme tels » et n’ont pas engagé de réelle approche du document. Dans le premier cas, les élèves se sont contenté de l’introduction et ont répondu souvent sans même consulter le document original. Dans le second, les élèves ont navigué « de puces en puces, sans ordre apparent et sans aucune compréhension de la logique du document qu’ils devaient déchiffrer ». Pour la majorité d’entre eux, la source historique ne représentait qu’« un objet sur l’écran, existant dans l’immédiateté de la réalité virtuelle, sans début, ni milieu, ni fin, qui existe sans passé, présent ou futur ». Si le manque de recul critique face à un document historique n’est pas nouveau, l’immédiateté qu’introduit l’écran et la virtualité de l’objet analysé semblent contribuer davantage encore au manque de distance nécessaire au travail d’historien. Selon Robert Sweeny, ce constat questionne nos méthodes d’enseignement et notre approche conceptuelle de la réalité digitale dans le contexte socio-culturel de nos sociétés occidentales libérales qui ne favorisent pas cette prise de recul mais vont, au contraire, à l’encontre de celle-ci. Il convient d’après lui de commencer ce processus en prenant davantage en compte l’état des connaissances et les représentations des étudiants. L’enseignant doit donc « écouter attentivement ce que les élèves ont à dire, pour leur permettre de converser avec le passé ». Car la forme à elle seule ne permet pas le regard critique et les humanités digitales ne se réduisent pas à l’application des conventions du monde digital afin de naviguer parmi des archives – l’exemple des puces le démontre.
De quoi faire écho aux observations de KEVIN KEE (Brock, CA) sur l’amélioration des pratiques de réalité augmentée dans les contextes d’histoire publique. En conférence vidéo différée celui-ci exposait lors d’une courte présentation les principes de base de la réalité augmentée et la direction des recherches conduites avec TIMOTHY COMPEAU et ERIC POITRAS : encourager la pensée critique et la participation active de l’utilisateur ; engager celui-ci grâce à la « ludification » des interfaces (de l’anglais gamification) ; évaluer l’efficacité de l’application (à travers des tests de conductance cutanée par exemple) ; enfin adapter et modifier la technologie pour une meilleure communication. Les constats et objectifs sont donc similaires et contradictoires avec ce que nous venons d’observer plus haut. Comment en effet optimiser l’interface en la faisant ressembler à un jeu tout en souhaitant exercer l’esprit critique de l’utilisateur ? Où se situe la limite entre l’engagement de ce dernier et son recul critique ? Autant de questions d’éthique et de méthodologie de l’histoire publique que viennent secouer ici à nouveau les humanités digitales…
Rendre accessible les données au public et les organiser constituent une première étape. Les doter d’interactivité ou les adapter à l’œil habitué qu’est celui des jeunes générations ou du public en général en est une tout autre, qui semble ainsi nécessiter une prudence particulière. Les humanités digitales sont un merveilleux outil de recherche, d’apprentissage et de compréhension du monde, que le public, les enseignants, élèves ou chercheurs doivent s’approprier, adapter et moduler, tout en conservant un indispensable esprit critique et en gardant en mémoire le fait qu’il s’agit d’une fenêtre sur le monde.