Le colloque international L’audiovisuel en question. État des lieux et perspectives a été l’occasion de discuter du sens et de la pertinence de la notion d’ «audiovisuel» au sein des études cinématographiques et de l’histoire des médias. Les différentes communications ont démontré la fécondité épistémologique et heuristique de cette notion, au travers d’études de cas s’étendant sur tout le XXe siècle.
En ouverture, MIREILLE BERTON (Lausanne) et ANNE-KATRIN WEBER (Bâle) rappellent à quel point la notion est polysémique, voire « sémantiquement fluide » selon les termes de Dieuzeide1. Si les outils audiovisuels sont historiquement importants dans le domaine pédagogique, il ne faut pas oublier qu’ils sont aussi mobilisés dans d’autres contextes (industriel, artistique et culturel notamment). De façon générale, l’étude de l’audiovisuel, malgré la place privilégiée qu’elle occupe, n’a pas fait l’objet d’un véritable bilan historiographique à ce jour. Pour unifier ces différents contextes, les co-organisatrices proposent une hypothèse de travail, qui vise à réinscrire l’audiovisuel au sein d’un donné anthropologique propre à l’humain, et à étudier les tensions entre la technologie et l’humain, entre l’organique et le machinique, entre le social et le corporel.
L’historien de la photographie OLIVIER LUGON (Lausanne) revient lors de sa conférence inaugurale sur la tension entre le terme de « l’audiovisuel » pour désigner les moyens de communication dans leur ensemble et celui d’« un audiovisuel » pour indiquer des diaporamas sonorisés. En rattachant ces derniers au domaine des arts graphiques, il démontre la multiplicité des croisements inédits entre arts graphiques et techniques audiovisuelles dans les années 1960-1970 et étend la notion d’audiovisuel aux appropriations plurielles de ces techniques par les arts graphiques. En se concentrant sur l’espace franco-suisse et sur des figures comme Albert Plécy ou Albert Hollenstein, il défend l’idée de la naissance d’un nouveau langage, d’un « basculement civilisationnel » amené par ces nouvelles pratiques audiovisuelles.
PIERRE-JACQUES PERNUIT (Paris) a soutenu sa thèse en 2022 à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne sur l’histoire du médium de la « Mobile Color »2. Dans une approche microhistorique de l’audiovision, il évoque une querelle judiciaire de 1929, perdue, concernant un brevet déposé par l’inventrice et pianiste Mary Hallock-Greenewalt (1871-1950) portant sur une technique de projection de couleurs associées à des sons. En détaillant les conceptions de l’inventrice, il montre comment ces dernières mettent en avant la subjectivité de l’interprète et s’opposent à un automatisme qu’elle rejette. Cette incursion au début du XXe siècle expose aussi le flou juridique qui entoure alors ces inventions audiovisuelles. À travers cette histoire d’une conception et d’une pratique, il rappelle que l’histoire des médias est plurielle et complexe et demande la prise en compte d’éléments sociaux et culturels.
STEFANIE BRÄUER (Bâle) a soutenu sa thèse en histoire de l’art en 2021 à l’université de Bâle. Sa thèse porte sur l’implémentation de l’imagerie des oscilloscopes dans les films expérimentaux du début des années 1950. Son intervention s’est concentrée sur la présentation de deux films3 qui donnent à voir de quelle manière l’électronique, au travers de l’appareil qu’est l’oscilloscope, est utilisée pour générer des images et des sons. Comme l’appareil ne fonctionne pas sur le mode de l’acquisition (comme dans le cas d’une surface photosensible), mais sur celui de la génération par l’entremise de sa manipulation, ses utilisations s’inscrivent dans des contextes d’expérimentation. Cette étude permet de présenter un cas de recours précoce à un appareil électronique dans le domaine du film.
GABRIELLE DUBOUX (Lausanne) rédige une thèse sur les politiques audiovisuelles des firmes pharmaceutiques bâloises. Sa communication aborde l’investissement par les firmes pharmaceutiques de l’outil audiovisuel utilisé à des fins pédagogiques. Elle présente l’utilisation de films Super 8 produits par la firme Geigy dans le cadre de l’enseignement et de la formation continue à la faculté de médecine de l’Université de Berne dans les années 1970. Cette étude de cas montre comment la faculté de médecine de l’Université de Berne s’approprie les formats audiovisuels mis en avant par la firme pharmaceutique Geigy, et révèle plus particulièrement comment l’utilisation de ces techniques incite et engage sur le long terme les professeurs et la faculté à un investissement structurel dans ces « aides audiovisuelles », avec la création d’un bureau de lecture multimédia, d’un studio de prise de vue et d’un département spécialisé.
STÉPHANIE SERRA (Lausanne), en parallèle de son travail comme chercheuse et enseignante à l’École cantonale d’art de Lausanne (ECAL), mène une thèse de doctorat sur la « dé-liaison » texte-image dans les films français des années 1960-1980. Son exposé revient sur l’exposition Sentiments, signes, passions. À propos du Livre d’Image qui a eu lieu au château de Nyon en 2020 autour du film éponyme de Jean-Luc Godard. En s’interrogeant sur les différences entre le format de l’exposition et celui du film, elle montre de quelle manière la notion d’audiovisuel est redéfinie au sein de l’exposition d’images et de sons en mouvement.
GUILLAUME SOULEZ (Paris) présente une contribution sur le Service de la recherche de l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF). Sa présentation détaille les expériences faites par Pierre Schaeffer, directeur du Service de la recherche entre 1964 et 1974, dans le cadre de sa fusion avec le Groupe de la recherche musicale, dans ses efforts pour identifier une typologie audiovisuelle. L’« audio-visuel » serait un thème de recherche en même temps qu’un moyen de mieux comprendre l’humain. Après avoir présenté le pan théorique développé par Schaeffer, pour qui la notion d’« audio-visuel » désigne moins un moyen de communication qu’un outil épistémologique, Soulez présente des émissions qui sont le fruit de la mise en pratique de ces théories. Les émissions produites renvoient au simulacre social à l’œuvre à la télévision, en confrontant autant les participants que les spectateurs au dispositif télévisuel.
La contribution de JUDITH KEILBACH (Utrecht) met en avant la matérialité des médias audiovisuels, et les problèmes archivistiques qu’elle implique. En effet, seules des traces fortuites des premiers programmes persistent aujourd’hui. Comment dès lors aborder la recherche sur cet objet ? Elle revient sur différents exemples témoignant de l’histoire de la conservation de ce médium. À travers l’exemple du procès d’Eichmann en Israël en 1961, Keilbach montre que si les bandes magnétiques ont été envoyées à travers le monde pour être montrées, elles ne contiennent pas pour autant l’entièreté du signal diffusé à l’origine : le commentaire souvent effectué en direct n'étant pas conservé. Ses réflexions sur la matérialité engagent à poser la question de ce que l’on veut conserver comme héritage audiovisuel.
L’association Memoriav est un réseau d’institutions patrimoniales fondé en 1995 qui promeut la sauvegarde du patrimoine audiovisuel en Suisse. Son vice-directeur FELIX RAUH (Berne) présente de manière extensive la nouvelle base de données développée par l’association : Memobase. Si les sources accessibles numériquement sont nombreuses, les informations relatives à leur contexte font souvent défaut. Le portail Memobase a été pensé pour donner accès à des sources audiovisuelles provenant de différentes institutions tout en valorisant un maximum les informations qui entourent ces sources. Avec l’exemple du Ciné-Journal Suisse, Felix Rauh montre le type de documents annexes qui peuvent être consultés en sus du programme. Un tel portail doit ainsi permettre d’aborder les sources de manière critique.
Auteur d’une thèse sur les Hörspiele de science-fiction dans les radios suisses allemandes et responsable de la médiation au musée ENTER, FELIX WIRTH (Soleure) développe sa présentation autour de deux camions-projecteurs à images fixes, les «Spitlight» et «Skyprojector» construits en suisse dans les années 1950. Les deux véhicules de projection se sont avérés être des échecs commerciaux. Il revient sur les quelques usages documentés de ces projections, ainsi que sur les difficultés inhérentes au lancement d’un nouveau média sur le marché. La deuxième partie de sa présentation aborde le travail de restauration du camion-projecteur «Spitlight» ainsi que son intégration difficile au nouveau bâtiment du musée ENTER qui ouvrira ses portes au printemps 2023 à Derendingen (Soleure).
Au terme de ces deux journées, le colloque a confirmé l’utilité de la notion d’audiovisuel, autant comme outil épistémologique que heuristique. Participantes et participants ont souligné la fugacité et la polysémie de cette notion, mais aussi la diversité des modes d’appropriation de l’audiovisuel, y compris par des collectivités modestes situées en marge des circuits traditionnels de production et de circulation. Le colloque s’est terminé sur une note prospective, avec l’appel des co-organisatrices à un second colloque sur une archéologie de l’électronique et du numérique par l’audiovisuel pensée dans un temps long et qui pourrait faire l’objet de la prochaine rencontre du réseau MediaHistory.
Olivier Lugon (Université de Lausanne) : L’audiovisuel, un art graphique : édition, graphisme et projection dans les années 1950-1970
Pierre-Jacques Pernuit (Université Paris I Panthéon-Sorbonne) : Théorie, pratique et régulation d’une « invention féminine » : Mary Hallock-Greenewalt et l’esthétique de l’audiovision [1900-1930]
Stefanie Bräuer (Université de Bâle) : Audiovisuality Reconsidered: The Electronic Oscilloscope and Sound-Image Transformation
Gabrielle Duboux (Université de Lausanne) : Déploiement et planification des « aides audiovisuelles » au service du secteur universitaire : les Facultés de médecine de Berne et Lausanne
25 novembre 2022
Stéphanie Serra (Université de Lausanne) : Toutes les images et les sons ensembles. Jean-Luc Godard et la tentative de l’exposition. Ou : pour une définition élargie de l’Audio-Visuel.
Guillaume Soulez (Université de la Sorbonne Nouvelle) : Le cycle et la corrélation. Pierre Schaeffer et la définition de l’audio-visuel
Judith Keilbach (Utrecht University) : Challenging Audiovisual Archives: Materialities, Hierarchies and the Uncertain Future of Television (Archives)
Felix Rauh (Memoriav) : Du bon usage des sources audiovisuelles en Suisse. Le rôle de Memoriav dans la sauvegarde de l’inventaire et la valorisation du patrimoine sonore et visuel
Felix Wirth (Museum ENTER) : From the Clouds into The Museum. The History of Swiss Sky Projectors from a Media-Historical and Museological Perspective