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Si, aujourd’hui, l’historiographie économique et sociale a posé des cadres analytiques solides en ce qui concerne l’étude du capitalisme, l’histoire du profit reste encore à écrire. Les archives publiques et privées regorgent de comptes d’entreprise sous-exploités par les historiennes et historiens. Pour beaucoup d’entreprises désormais disparues, cette documentation constitue même la dernière trace archivistique qu’elles nous ont laissée. L’ambition de cette journée d’étude consiste à discuter des rôles et relations des entreprises, de leurs comptabilités et des profits comme éléments incontournables d’une histoire du capitalisme.
MARY O’SULLIVAN (Genève) présente, en guise d’introduction à la journée d’étude, les problèmes méthodologiques de la recherche sur les profits ainsi que les perspectives d’un futur projet de recherche sur cette thématique. Les écoles de pensées économiques (marxistes et néoclassiques notamment) ne s’entendent pas sur les définitions à donner au capital. Cependant, l’étude du capitalisme ne se limite pas à la seule histoire du capital : selon Mary O’Sullivan, les relations entre profit et capital constituent les fondements d’une nouvelle approche. Pourtant la recherche, notamment en histoire, est réticente à aborder cette problématique. Une exception demeure : celle de l’histoire de la comptabilité qui offre aujourd’hui les meilleures pistes pour de futures recherches.
Sur la base de l’exemple de l’adoption de la machine à vapeur de Bolton & Watt dans les mines de cuivre de Cornouailles à la fin du 18e siècle, Mary O’Sullivan démontre la nécessité de se plonger dans les comptabilités pour comprendre comment cette première tentative de révolution industrielle a été un échec : car les capitalistes ne savaient pas comment calculer leurs profits tirés de l’investissement en machines. À partir de cette approche comptable, Mary O’Sullivan lance un projet FNS sur l’industrie cotonnière européenne entre les milieux du 18e et 19e siècles, dont l’ambition consiste à décrire et à mesurer la rentabilité des chaines de production de ce secteur sur la base de leur comptabilité.
BÉATRICE TOUCHELAY (Lille) travaille sur les chiffres en France et plus particulièrement sur les relations entre État et entreprises. Elle s’intéresse à la fabrication des statistiques et se demande, dans le cadre de cette journée, comment la comptabilité est entrée au service du profit. Elle revient sur le fait que cet aspect a longtemps été ignoré par les historien·ne·s, notamment à cause de la chape de plomb idéologique imposée par les « expert·e·s du chiffre ». Pourtant, une génération d’historien·ne·s marxistes s’était approprié la problématique des profits dans les années 1960, mais elle devenue minoritaire. Aujourd’hui, la mode est aux monographies d’entreprises qui ignorent le contexte capitaliste et évacuent ainsi largement la problématique du profit et ses enjeux.
La place des profits dans la comptabilité est intimement liée aux évolutions des réglementations la concernant. En France, une première loi en 1867 impose des normes, mais les commissaires chargés de la vérification sont peu formés et sont très souvent de connivence avec les entrepreneurs. Les entreprises s’intéressent alors encore peu aux coûts du travail et du capital. Ce n’est qu’autour de 1881 que des parlementaires réclament une meilleure défense des épargnant·e·s qui n’aboutira pas. Il faut attendre la professionnalisation du métier d’expert-comptable en 1912 et surtout l’imposition des bénéfices de guerre en 1916 pour qu’un cadre plus strict soit appliqué par les autorités fiscales. Les pratiques d’optimisation fiscale arrivent dans la foulée : régulé par l’État, le profit est alors dissimulé par les entreprises.
MARTIN LÜPOLD (Bâle), archiviste aux Archives économiques suisse (SWA), s’intéresse depuis plus de vingt ans aux problématiques des réserves latentes : il s’interroge notamment sur le rôle de ces réserves dans la dissimulation des profits. Pour traiter cette thématique, il convient d’établir plusieurs typologies de sources comptables. D’abord, il faut distinguer les chiffres publiés des comptes internes ; puis, entre les différentes étapes comptables : la clôture des comptes et le bilan, les pertes et profits et enfin la répartition des bénéfices. Sur cette base, il existe plusieurs manières de définir le profit : différence du capital entre le début et la fin d’un exercice comptable ou encore les dividendes additionnés aux réserves et amortissements.
Partant de l’exemple d’Hero, fabriquant de conserves alimentaires, Lüpold s’est attelé à déterminer sa performance. L’entreprise a laissé une quantité d’archives comptables qu’il estime difficilement exploitables en l’état. Les rapports annuels publiés, qui sont les sources les plus utilisées par les historien·ne·s, sont pourtant lacunaires et ne disent rien du profit. Des informations sur les réserves latentes peuvent y figurer, mais elles restent difficilement quantifiables. Les coupures de presse, également archivées aux SWA, mentionnent ponctuellement des évaluations des réserves. Enfin, les documents internes, qui peuvent être denses et épars selon les cas, contiennent parfois des discussions sur le bilan et les réserves, mais ils sont difficiles d’accès : il n’y a pas d’obligation pour les entreprises de conserver leurs archives, pas plus que d’obligation d’y donner accès.
JONAS PLÜSS (Zürich), pour sa thèse de doctorat, s’intéresse aux chambres de commerce zurichoises et à leur financement, en se demandant comment ces institutions privées ont pris en charge des missions de l’État leur permettant d’accumuler des fortunes considérables. Si au cours de la seconde moitié du 19e siècle, elles ne profitaient que de la solidarité des élites conduisant à d’importants problèmes financiers, à partir de 1918, elles reçoivent le droit exclusif de décerner des certificats d’origine, c’est-à-dire le document devant accompagner une marchandise exportée.
Pour chaque certificat, les chambres de commerce perçoivent une part non réglementée, qui devait en théorie financer uniquement les coûts nécessaires à leur octroi, mais qui a permis à ces institutions d’accumuler rapidement d’importants capitaux. Si cette mission a conduit à engendrer de nouveaux coûts, ils étaient bien inférieurs aux gains réalisés. Ainsi, les chambres de commerce se sont généralisées en Suisse et, avec l’argent perçu, elles sont devenues des institutions influentes, notamment en finançant les campagnes électorales de leurs soutiens politiques. Ces gains ont également permis de financer des projets souhaités par les milieux industriels comme l’aéroport de Zürich. Même si, dans le courant du 20e siècle, les chambres de commerce perdent leur influence politique au profit des associations patronales, elles témoignent du corporatisme suisse et de l’imbrication très forte entre les institutions privées et l’État.
SAMUEL GOY (Lausanne), dans le cadre de sa thèse de doctorat, s’intéresse aux méthodologies et aux sources permettant de quantifier les profits des entreprises en se demandant si les méthodes proposées par l’historiographie permettent de mesurer les profits effectifs réalisés. S’inscrivant dans la recherche en économie, les premières études datent de l’entre-deux-guerres et questionnent autant le profit comme volume monétaire, que comme taux (pourcentage résultant de la division du profit par le capital). Cependant, les méthodes proposées sont alors systématiquement dépendantes des chiffres publiés et restent aveugles sur certaines réalités comptables.
L’approche historique basée sur le dépouillement des archives comptables internes des entreprises a démontré que ces dernières s’autofinancent et constituent d’importantes réserves. Plusieurs exemples d’entreprises suisses illustrent ces deux pratiques entrepreneuriales et témoignent ainsi des imprécisions des méthodes de mesure des volumes et des taux de profit employées par l’historiographie. L’autofinancement réduit le montant du profit publié, et les réserves faussent les mesures du capital. Ainsi, seul l’emploi des comptabilité internes aux entreprises, où ces deux opérations sont visibles, permet d’observer les résultats effectifs et par conséquent de mesurer et de décrire la relation entre profit et capital.
ALEXIA BONELLI (Genève) présente les résultats de son mémoire défendu en 2021 sur les stratégies des profits de l’industrie suisse des machines, de l’électrotechnique et de la métallurgie (MEM) entre 1988 et 2019. À l’aide des états financiers des entreprises de ces secteurs, elle mène une analyse statistique des tendances des profits, de leurs redistributions et de leurs relations avec le capital. Elle observe ainsi un revirement de la distribution des profits en faveur des actionnaires. Si, jusqu’à présent l’historiographie distinguait les entreprises en fonction de leur gestion familiale ou managériale, Alexia Bonelli ne constate pas de différence dans leur stratégie de financiarisation : toutes ont une tendance au versement accru de dividendes.
Au cours des années 2000, les entreprises du secteur MEM semblent améliorer la rentabilité de leur exploitation en se concentrant sur des activités à forte valeur ajoutée et en délocalisant les productions les moins rentables. Cependant, les sources à disposition ne permettent pas de vérifier cette hypothèse de la mondialisation : elles ne fournissent pas de distinctions claires entre les branches de production et leur localisation. Néanmoins, la littérature récente sur le sujet semble appuyer cette hypothèse en constatant, d’un point de vue macro-économique, une amélioration de la rentabilité et des paiements aux actionnaires. Trois facteurs explicatifs concourent à ce constat : la financiarisation, la mondialisation et enfin la monopolisation.
Cette journée a mis en évidence la diversité des sujets abordés sur la base d’un même matériel et d’une méthodologie similaire. Pour les participant·e·s, les archives comptables des entreprises sont au centre de leur analyse et recèlent un potentiel encore trop peu exploité. L’étude comptable des entreprises et du capitalisme n’a exploité cette documentation que de manière superficielle, à de rares exceptions près. Au cours des présentations, il est apparu que le dialogue entre archives comptables et théories économiques avait été rompu et qu’il doit être renoué pour faire avancer la recherche sur l’histoire du capitalisme. De par les riches contributions des intervenant·e·s et les discussions pertinentes qui ont suivi, cette journée d’étude a dévoilé le potentiel de ces champs de recherche. Si, un premier cadre analytique semble être esquissé par la recherche actuelle, les problématiques et enjeux qui entourent la comptabilité et les profits sont encore à investir.
Aperçu du programme:
Samuel Goy : Accueil et mot de bienvenue
Mary O’Sullivan : Introduction à la journée
Béatrice Touchelay : Dans quelle mesure la comptabilité est-elle au service du profit ?
Martin Lüpold : Comment trouver et contextualiser les réserves latentes dans les archives ?
Jonas Plüss : Profitieren vom Staatsauftrag. Handelskammern und Ursprungszeugnisse
Samuel Goy : Mesurer les profits : méthodes et réalité comptable
Alexia Bonelli : Les stratégies de profit des principales entreprises suisses du secteur de la métallurgie, de l’électrotechnique et des machines (MEM) à travers leurs états financiers 1988-2019