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Panel: Désenchantement du monde ? Pour une histoire du couple nature / surnature (Europe, XVe-XIXe siècles)

Autor / Autorin des Berichts: 
Dewarrat Aurel
aureldewarrat@msn.com


Citation: Aurel Dewarrat: « Panel: Désenchantement du monde ? Pour une histoire du couple nature / surnature (Europe, XVe-XIXe siècles) », infoclio.ch comptes rendus, 30.07.2022. En ligne: <https://www.doi.org/10.13098/infoclio.ch-tb-0270>, consulté le 07.11.2024.

Responsabilité : Nicolas Balzamo et Sarah Scholl
Intervenantes et intervenants : Nicolas Balzamo, Sarah Scholl et Sara Mah Wan Ying (absente)
Commentaire : Daniela Solfaroli Camillocci

Version PDF du compte rendu

Dans les systèmes religieux, et en particulier dans le christianisme, la notion de nature est souvent opposée à celle de surnature. Des événements appelés « miracles », « prodiges », « apparitions » sont en principe définis comme contraires à un ordre normal des choses. Depuis les Lumières, l’histoire du christianisme a souvent été présentée comme un processus de rationalisation qui a abouti à l’épuration de la plupart de ses éléments magiques. En interrogeant sur la longue durée la théorie de Max Weber du « désenchantement du monde » , l’objectif de ce panel est ainsi d’analyser la frontière entre les concepts de nature et de surnature au fil du temps, et la manière avec laquelle ces deux notions ont été appropriées par les acteurs historiques.

NICOLAS BALZAMO (Neuchâtel) a étudié ce rapport nature-surnature au XVIe siècle, non pas dans les textes théoriques des théologiens mais dans les textes des fidèles, c’est-à-dire les écrits du fort privé, aussi appelés ego-documents. Balzamo s’est appuyé sur un corpus de 200 ego-documents écrits par des lettrés, qu’ils soient clercs, marchands ou hommes de lois. Bien que les auteurs, tous masculins, ne soient pas représentatifs de la société de l’époque, ils permettent de ne pas se restreindre au point de vue des théologiens. Si les mots de « nature » et « surnature » (ou « ordre naturel » ; « ordre surnaturel ») sont très fréquents chez les théologiens du XVIe siècle, ils ne sont jamais employés dans les ego-documents dans leur sens conceptuel. Par contre, les adjectifs « naturel » et « surnaturel » (parfois « supernaturel ») sont présents dans les sources. Plus précisément, trois termes reviennent souvent pour catégoriser le surnaturel : « merveille », « prodige » et « miracle ». Un prodige ou une merveille est un événement étonnant qui va à l’encontre du cours ordinaire des choses et dont la signification est incertaine, comme une croix qui apparaît dans le ciel. D’un autre côté, un miracle est un événement qui rétablit un ordre matériel ou spirituel et qui confirme de ce fait les vérités de la foi, par exemple dans le cas d’une guérison. C’est donc leur signification qui constitue le critère de distinction entre ces termes, d’avantage que leur degré de surnaturel.

Selon la doctrine protestante, les miracles étaient nécessaires aux premiers temps de l’Église, mais ont pris fin avec l’époque des apôtres. Or, les termes de « prodige » et de « miracle » ne disparaissent pas des documents protestants. L’espace du surnaturel diminue donc mais n’est pas supprimé. La persistance de ces termes montre qu’il faut être prudent avec la théorie du « désenchantement du monde », car le monde surnaturel reste bel et bien présent malgré sa perte de vitesse.

SARAH SCHOLL (Genève) fait un saut dans le temps puisqu’elle s’interroge aussi sur la question du « désenchantement du monde », mais entre la fin du XVIIIe et le XIXe siècle. Son corpus se situe entre la pensée théologique et la pensée des fidèles, en grande partie chez les protestants. Le point de départ de la réflexion de Scholl est l’affirmation de Jean-Jacques Rousseau selon laquelle il faudrait s’abstenir d’enseigner des « dogmes mystérieux » et des « doctrines bizarres », car les miracles nuisent à la crédibilité du christianisme. Pourtant, Scholl rappelle que la présence du surnaturel persiste du XVIe au XVIIIe, malgré le phénomène de rationalisation de la religion. Même si Max Weber tire des exemples issus de plusieurs siècles pour corroborer sa théorie du « désenchantement du monde », Scholl remarque que ce n’est qu’au XIXe siècle que le phénomène se produit véritablement. Les avancées scientifiques commencent alors à être prises en compte dans le catéchisme. La datation des origines du monde, notamment, ne résiste plus à l’essor de la géologie moderne et du darwinisme.

Sur la question des miracles et du surnaturel, Scholl met en avant deux moments importants. Le premier, qui s’étend de l’époque des Lumières jusqu’au premier XIXe siècle, marque le passage d’une orthodoxie traditionnelle, qui continue à justifier les miracles par le surnaturel, à un catéchisme plus moderne. Rousseau est un acteur de cette évolution lorsqu’il s’exclame : « Ôtez les miracles de l’Évangile et toute la terre est aux pieds de Jésus-Christ ». Il veut, en effet, croire en Dieu et à Jésus sans considération pour les miracles. Avec l’émergence d’une rationalité dans la religion, des concepts comme la trinité, la divinité du Christ ou encore le péché originel commencent à être remis en cause et tendent à disparaître des catéchismes. Il s’agit du « supranaturalisme chrétien » : certains dogmes disparaissent, mais le corpus biblique qui contient des miracles se maintient ; le surnaturel s’ajoute au naturel, sans le contredire.

Le deuxième moment est l’arrivée de la théologie libérale à partir des années 1850, surtout chez les protestants, qui voit la remise en cause de l’idée même de révélation et du statut divin de la bible. Le surnaturel ne s’ajoute ainsi plus au naturel mais devient tout simplement irrationnel. Dans le catéchisme, les motifs du surnaturel dans la bible sont remis en question et font l’objet de différentes interprétations. Ce protestantisme libéral très radical rejette fortement le surnaturel jusqu’à distordre sa lecture de la bible. Par exemple, le pédagogue français Ferdinand Buisson fait scandale dans les années 1860 en contestant la valeur pédagogique du corpus biblique. Il signe un manifeste pour un nouveau christianisme libéral centré sur la morale et affranchi du clergé ainsi que des dogmes. Ce christianisme sans surnaturel est scandaleux à l’époque mais ses idées circulent néanmoins par l’intermédiaire des pasteurs libéraux. Le miracle, devenu illégitime, est progressivement exclu du registre du croyable. Le désenchantement n’est par contre jamais complet.

Selon DANIELA SOLFAROLI CAMILLOCCI (Genève), les deux interventions sont complémentaires car elles arrivent aux mêmes conclusions malgré la distance temporelle entre les deux études. Elles partagent aussi l’idée que le christianisme est l’acteur principal du processus de sa rationalisation. Par ailleurs, Solfaroli Camillocci relève que le domaine de la médecine formule également un discours sur le naturel et le surnaturel (mais aussi sur le contre-nature et l’entre-nature) qui mériterait une investigation. Balzamo complète en affirmant que la médecine est effectivement un lieu de renégociation et parfois même de diffusion du surnaturel. Scholl rappelle quant à elle la résurgence du surnaturel en réaction aux attaques contre le catholicisme à la fin du XIXe siècle, qui se traduit notamment par l’augmentation notable des phénomènes d’apparitions, surtout de la Vierge Marie, et par la fondation du mouvement créationniste au tournant XXe siècle.

Ce panel composé de trois spécialistes de l’histoire religieuse de l’époque moderne et contemporaine a offert plusieurs perspectives d’analyse sur le couple nature-surnature, tout en proposant des pistes à explorer à l’avenir, notamment en histoire de la médecine. En relativisant la notion de « désenchantement du monde », ils ont mis en avant la tension qui existe constamment entre le processus de rationalisation du christianisme et une certaine permanence du surnaturel au fil des siècles. Par ailleurs, la variété des sources mobilisées, notamment les égo-documents, permet de renouveler la dialectique entre nature et surnature, et de ne pas se restreindre aux sources doctrinales. Enfin, il faut souligner la qualité et la clarté des deux exposés ; l’intervenante et l’intervenant ont multiplié les exemples et lu de nombreux extraits issus de leurs sources, permettant ainsi au public de mieux cerner les enjeux du sujet.



Aperçu du panel:
Balzamo, Nicolas : Le siècle du désenchantement? Le surnaturel dans les ego-documents du XVIe siècle

Scholl, Sarah : Croire malgré les miracles ?

Mah Wan Ying, Sara (absente) : Dieu, sorcier.e.s, ou une “cause naturelle” : la souffrance au XVIIe siècle

Evènement: 
6e Journées suisses d'histoire
Organisé par: 
Société suisse d'histoire et Université de Genève
Date de l'événement: 
01.07.2022
Lieu: 
Genève
Langue: 
f
Report type: 
Conference